Fables (livre 10) - Jean de La Fontaine
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Les deux Rats le Renard et l'Oeuf
(ou Discours à Madame de la Sablière)
Iris, je vous louerais: il n'est que trop aisé;
Mais vous avez cent fois notre encens refusé,
En cela peu semblable au reste des mortelles,
Qui veulent tous les jours des louanges nouvelles.
Pas une ne s'endort à ce bruit si flatteur.
Je ne les blame point; je souffre cette humeur:
Elle est commune aux dieux, aux monarques aux belles.
Ce breuvage vanté par le peuple rimeur,
Le nectar que l'on sert au maître du tonnerre,
Et dont nous enivrons tous les dieux de la terre,
C'est la louange, Iris. Vous ne la goûtez point;
D'autres propos chez vous récompensent ce point:
Propos, agréables commerces,
Où le hasard fournit cent matières diverses,
Jusque là qu'en votre entretien
La bagatelle a part: le monde n'en croit rien.
Laissons le monde et sa croyance.
La bagatelle, la science,
Les chimères, le rien, tout est bon; je soutiens
Qu'il faut de tout aux entretiens:
C'est un parterre où Flore épand ses biens;
Sur différentes fleurs l'abeille s'y repose,
Et fait du miel de toute chose.
Ce fondement posé, ne trouvez pas mauvais
Qu'en ces fables aussi j'entremêle des traits
De certaine philosophie, Subtile, engageante et hardie.
On l'appelle nouvelle: en avez-vous ou non
Ouï parler? Ils disent donc
Que la bête est une machine;
Qu'en elle tout se fait sans choix et par ressorts:
Nul sentiment, point d'âme; en elle tout est corps.
Telle est la montre qui chemine
A pas toujours égaux, aveugle et sans dessein.
Ouvez-la, lisez dans son sein:
Mainte roue y tient lieu de tout l'esprit du monde;
La première y meut la seconde;
Une troisième suit: elle sonne à la fin.
Au dire de ces gens, la bête est toute telle:
" L'objet la frappe en un endroit;
Ce lieu frappé s'en va tout droit,
Selon nous, au voisin en porter la nouvelle.
Le sens de proche en proche aussitôt la reçoit.
L'impression se fait." Mais comment se fait-elle?
Selon eux, par nécessité,
Sans passion, sans volonté:
L'animal se sent agité
De mouvements que le vulgaire appelle
Tristesse, joie, amour, plaisir, douleur cruelle,
Ou quelque autre de ces états.
Mais ce n'est point cela: ne vous y trompez pas.
Qu'est-ce donc? Une montre. Et nous? C'est autre chose.
Voici de la façon que Descartes l'expose;
Descartes, ce mortel dont on eût fait un dieu
Chez les païens, et qui tient le milieu
Entre l'homme et l'esprit; comme entre l'huître et l'homme
Le tient tel de nos gens, franche bête de somme;
Voici, dis-je, comment raisonne cet auteur:
Sur tous les animaux, enfants du Créateur,
J'ai le don de penser; et je sais que je pense.
Or, vous savez, Iris, de certaine science,
Que, quand la bête penserait,
La bête ne réfléchirait,
Sur l'objet ni sur sa pensée.
Descartes va plus loin, et soutient nettement
Qu'elle ne pense nullement.
Vous n'êtes point embarrassée
De le croire; ni moi.
Cependant, quand aux bois
Le bruit des cors, celui des voix,
N'a donné nul relâche à la fuyante proie,
Qu'en vain elle a mis ses efforts
A confondre et brouiller la voie,
L'animal chargé d'ans, vieux cerf, et de dix cors,
En suppose un plus jeune, et l'oblige, par force,
A présenter aux chiens une nouvelle amorce.
Que de raisonnements pour conserver ses jours!
Le retour sur ses pas, les malices, les tours,
Et le change, et cent stratagèmes
Dignes des plus grands chefs, dignes d'un meilleur sort.
On le déchire après sa mort:
Ce sont tous ses honneurs suprêmes.
Quand la perdrix
Voit ses petits
En danger, et n'ayant qu'une plume nouvelle
Qui ne peut fuir encor par les airs le trépas
Elle fait la blessée, et va traînant de l'aile,
Attirant le chasseur et le chien sur ses pas,
Détourne le danger, sauve ainsi sa famille;
Et puis, quand le chasseur croit que son chien la pille,
Elle lui dit adieu, prend sa volée, et rit
De l'homme qui, confus, des yeux en vain la suit.
Non loin du Nord, il est un monde
Où l'on sait que les habitants
Vivent, ainsi qu'aux premiers temps,
Dans une ignorance profonde:
Je parle des humains, car, quant aux animaux,
Ils y construisent des travaux
Qui des torrents grossis arretent le ravage,
Et font communiquer l'une et l'autre rivage.
L'édifice résiste, et dure en son entier:
Après un lit de bois est un lit de mortier.
Chaque castor agit: commune en est la tâche;
Le vieux y fait marcher le jeune sans relâche;
Maint ma^tre d'oeuvre y court, et tient haut le bâton.
La république de Platon
Ne serait rien que l'apprentie
De cette famille amphibie.
Ils savent en hiver élever leurs maisons,
Passent les étangs sur des ponts,
Fruit de leur art, savant ouvrage;
Et nos pareils ont beaau le voir,
Jusqu'à présent tout leur savoir
Est de passer l'onde à la nage.
Que ces castors ne soient qu'un corps vide d'esprit,
Jamais on ne pourra m'obliger à le croire:
Mais voici beaucoup plus; écoutez ce récit,
Que je tiens d'un roi plein de gloire.
Le défenseur du Nord vous sera mon garant:
Je vais citer un prince aimé de la Victoire;
Son nom seul est un mur à l'empire otoman.
C'est le roi polonais. jamais un roi ne ment.
Il dit donc que, sur sa frontière,
Des animaux entre eux ont guerre de tout temps:
Le sang qui se transmet des pères aux enfants
En renouvelle la matière.
Ces animaux, dit-il, sont germains du renard.
Jamais la guerre avec tant d'art
Ne s'est faite parmi les hommes,
Non pas même au siècle où nous sommes.
Corps de garde avancé, vedettes, espions,
Embuscades, partis, et mille inventions
D'une pernicieuse et maudite science,
Fille du Styx, et mère des héros,
Exercent de ces animaux
Le bon sens et l'expérience.
Pour chanter leurs combats, l'Achéron nous devrait
Rendre Homère. Ah! s'il le rendait,
Et qu'il rendît aussi le rival d'Epicure,
Que dirait ce dernier sur ces exemples-ci?
Ce que j'ai déjà dit: qu'aux bêtes la nature
Peut par les seuls ressorts opérer tout ceci;
Que la mémoire est corporelle;
Et que, pour en venir aux exemples divers,
Que j'ai mis en jour dans ces vers,
L'animal n'a besoin que d'elle.
L'objet, lorsqu'il revient, va dans son magasin
Chercher, par le même chemin,
L'image auparavant tracée,
Qui sur les mêmes pas revient pareillement,
Sans le secours de la pensée,
Causer un même événement.
Nous agissons tout autrement:
La volonté nous détermine,
Non l'objet, ni l'instinct. Je parle, je chemine:
Je sens en moi certain agent,
Tout obéit dans ma machine
A ce principe intelligent.
Il est distinct du corps, se conçoit nettement,
Se conçoit mieux que le corps même.
De tous nos mouvements c'est l'arbitre suprême;
Mais comment le corps l'entend-il?
C'est là le point. Je vois l'outil
Obéir à la main: mais la main, qui la guide?
Eh! qui guide les cieux et leur course rapide!
Quelque ange est attaché peut-être à ces grands corps.
Un esprit vit en nous, et meut tous nos ressorts;
L'impression se fait: le moyen, je l'ignore;
On ne l'apprend qu'au sein de la Divinité;
Et, s'il faut en parler avec sincérité,
Descartes l'ignorait encore.
Nous et lui là-dessus nous sommes tous égaux:
Ce que je sais, Iris, c'est qu'en ces animaux
Dont je viens de citer l'exemple,
Cet esprit n'agit pas; l'homme seul est son temple.
Aussi faut-il donner à l'animal un point,
Que la plante, après tout, n'a point:
Cependant la plante respire.
Mais que répondra-t-on à ce que je vais dire?
Deux rats cherchaient leur vie; ils trouvèrent un oeuf.
Le dîné suffisait à gens de cette espèce:
Il n'est pas besoin qu'ils trouvassent un boeuf.
Pleins d'appétit et d'allégresse,
Ils allaient de leur oeuf manger chacun sa part,
Quand un quidam parut: c'était maître renard.
Rencontre incommode et facheuse:
Comment sauver l'oeuf? Le bien empaqueter,
Puis des pieds de devant ensemble le porter,
Ou le rouler, ou le traîner:
C'était chose impossible autant que hasardeuse.
Nécessité l'ingénieuse
Leur fournit une invention.
Comme ils pouvaient gagner leur habitation,
L'écornifleur étant à demi-quart de lieue,
L'un se mit sur le dos, prit l'oeuf entre ses bras,
Puis, malgré quelques heurts et quelques mauvais pas,
L'autre le traîna par la queue
. Qu'on m'aille soutenir, après un tel récit,
Que les bêtes n'ont point d'esprit!
Pour moi, si j'en étais le maître,
Je leur en donnerais aussi bien qu'aux enfants.
Ceux-ci pensent-ils pas dès leurs plus jeunes ans?
Quelqu'un peut donc penser ne se pouvant connaître. Par un exemple tout égal,
J'attribuerais à l'animal,
Non point une raison selon notre manière,
Mais beaucoup plus aussi qu'un aveugle ressort:
Je subtiliserais un morceau de matière,
Que l'on ne pourrait plus concevoir sans effort,
Quintessence d'atome, extrait de la lumière, J
e ne sais quoi plus vif et plus mobile encor
Que le feu; car enfin si le bois fait la flamme,
La flamme, en s'épurant, peut-elle pas de l'âme
Nous donner quelque idée? et sort-il pas de l'or
Des entrailles du plomb? Je rendrais mon ouvrage
Capable de sentir, juger, rien davantage,
Et juger imparfaitement,
Sans qu'un singe jamais fît le moindre argument.
A l'égard de nous autres hommes,
Je ferais notre lot infiniment plus fort:
Nous aurions un double trésor:
L'un, cette âme pareille en tous tant que nous sommes,
Sages, fous, enfants, idiots,
Hôtes de l'univers, sous le nom d'animaux;
L'autre, encore une autre âme, entre nous et les anges
Commune en un certain degré;
Et ce trésor à part créé
Suivrait parmi les airs les célestes phalanges,
Entrerait dans un point sans en être pressé,
Ne finirait jamais, quoique ayant commencé:
Choses réelles, quoique étranges.
Tant que l'enfance durerait,
Cette fille du ciel en nous ne paraîtrait
Qu'une tendre et faible lumière:
L'organe étant plus fort, la raison percerait
Les ténèbres de la matière,
Qui toujours envelopperait
L'autre âme imparfaite et grossière.
L'Homme et la CouleuvreUn homme vit une couleuvre:
"Ah! méchante, dit-il, je m'en vais faire une oeuvre
Agréable à tout l'univers!"
A ces mots, l'animal pervers
(C'est le serpent que je veux dire,
Et non l'homme: on pourrait aisément s'y tromper),
A ces mots, le serpent, se laissant attraper,
Est pris, mis en un sac; et ce qui fut le pire,
On résolut sa mort, fût-il coupable ou non.
Afin de le payer toutefois de raison,
L'autre lui fit cette harangue:
"Symbole des ingrats! être bon aux méchants,
C'est être sot, meurs donc: ta colère et tes dents
Ne me nuiront jamais." Le serpent, en sa langue,
Reprit du mieux qu'il put: "S'il fallait condamner
Tous les ingrats qui sont au monde,
A qui pourrait-on pardonner?
Toi-même tu te fais ton procès: je me fonde
Sur tes propres leçons; jette les yeux sur toi.
Mes jours sont en tes mains, tranche-les; ta justice,
C'est ton utilité, ton plaisir, ton caprice:
Selon ces lois, condamne-moi;
Mais trouve bon qu'avec franchise
En mourant au moins je te dise
Que le symbole des ingrats,
Ce n'est point le serpent, c'est l'homme." Ces paroles
Firent arrêter l'autre; il recula d'un pas.
Enfin il repartit:" Tes raisons sont frivoles.
Je pourrais décider, car ce droit m'appartient;
Mais rapportons-nous-en. -Soit fait," dit le reptile.
Une vache était là: on l'appelle; elle vient:
Le cas est proposé. "C'était chose facile:
Fallait-il, pour cela, dit-elle, m'appeler?
La couleuvre a raison: pourquoi dissimuler?
Je nourris celui-ci depuis longues années;
Il n'a sans mes bienfaits passé nulles journées:
Tout n'est que pour lui seul: mon lait et mes enfants
Le font à la maison revenir les mains pleines:
Même j'ai rétabli sa santé, que les ans
Avaient altérée; et mes peines
Ont pour but son plaisir ainsi que son besoin.
Enfin me voilà vieille, il me laisse en un coin
Sans herbe: s'il voulait encor me laisser paître!
Mais je suis attachée: et si j'eusse eu pour maître
Un serpent, eût-il su jamais pousser si loin
L'ingratitude? Adieu, j'ai dit ce que je pense."
L'homme, tout étonné d'une telle sentence,
Dit au serpent: "Faut-il croire ce qu'elle dit?
C'est une radoteuse; elle a perdu l'esprit.
Croyons ce boeuf. -Croyons," dit la rampante.
Ainsi dit, ainsi fait. Le boeuf vient à pas lents.
Quand il eut ruminé tout le cas en sa tête,
Il dit que du labeur des ans
Pour nous seuls il portait les soins les plus pesants,
Parcourant sans cesse ce long cercle de peines
Qui, revenant sur soi, ramenait dans nos plaines
Ce que Céres nous donne, et vend aux animaux;
Que cette suite de travaux
Pour récompense avait, de tous tant que nous sommes,
Force coups, peu de gré; puis, quand il était vieux,
On croyait l'honorer chaque fois que les hommes
Achetaient de son sang l'indulgence des dieux."
Ainsi parla le boeuf. L'homme dit:" Faisons taire
Cet ennuyeux déclamateur;
Il cherche de grands mots et vient ici se faire,
Au lieu d'arbitre, accusateur.
Je le récuse aussi." L'arbre étant pris pour juge,
Ce fut bien pis encore. Il servait de refuge
Contre le chaud, la pluie, et la fureur des vents;
Pour nous seuls il ornait les jardins et les champs;
L'ombrage n'était pas le seul bien qu'il sût faire:
Il courbait sous les fruits. Cependant pour salaire
Un rustre l'abattait: c'était là son loyer,
Quoique, pendant tout l'an, libéral il nous donne,
Ou des fleurs au printemps, ou des fruits en automne,
L'ombre l'été, l'hiver les plaisirs du foyer.
Que ne l'émondait-on, sans prendre la cognée?
De son tempérament, il eût encor vécu.
L'homme, trouvant mauvais que l'on l'eût convaincu,
Voulut à toute force avoir cause gagnée.
Je suis bien bon, dit-il, d'écouter ces gens-là!"
Du sac et du serpent aussitôt il donna
Contre les murs, tant qu'il tua la bête.On en use ainsi chez les grands:
La raison les offense, ils se mettent en tête
Que tout est né pour eux, quadrupèdes et gens
Et serpents.
Si quelqu'un desserre les dents,
C'est un sot. -J'en conviens: mais que faut-il?
- Parler de loin ou bien se taire.
La Tortue et les deux CanardsUne tortue était, à la tête légère,
Qui, lasse de son trou, voulut voir le pays.
Volontiers on fait cas d'une terre étrangère:
Volontiers gens boiteux haïssent le logis.
Deux canards, à qui la commère C
ommuniqua ce beau dessein,
Lui dirent qu'ils avaient de quoi la satisfaire.
"Voyez-vous ce large chemin?
Nous vous voiturerons, par l'air, en Amérique:
Vous verrez mainte république,
Maint royaume, maint peuple; et vous profiterez
Des différentes moeurs que vous remarquerez
Ulysse en fit autant." On ne s'attendait guère
De voir Ulysse en cette affaire.
La tortue écouta la proposition.
Marché fait, les oiseaux forgent une machine
Pour transporter la pèlerine.
Dans la gueule, en travers, on lui passe un bâton.
"Serrez bien, dirent-ils, gardez de lâcher prise."
Puis chaque canard prend ce bâton par un bout.
La tortue enlevée, on s'étonne partout
De voir aller en cette guise
L'animal lent et sa maison,
Justement au milieu de l'un et l'autre oison.
"Miracle! criait-on: venez voir dans les nues
Passer la reine des tortues.
-La reine! vraiment oui: je la suis en effet,
Ne vous en moquez point." Elle eut beaucoup mieux fait
De passer son chemin sans dire autre chose;
Car, lâchant le bâton en desserrant les dents,
Elle tombe, elle crève aux pieds des regardants.
Son indiscrétion de sa perte fut cause.Imprudence, babil, et sotte vanité,
Et vaine curiosité,
Ont ensemble étroit parentage.
Ce sont enfants tous d'un lignage.
Les Poissons et le CormoranIl n'était point d'étang dans tout le voisinage
Qu'un cormoran n'eût mis à contribution:
Viviers et réservoirs lui payaient pension.
Sa cuisine allait bien: mais lorsque le long âge
Eut glacé le pauvre animal,
La même cuisine alla mal.
Tout cormoran se sert de pourvoyeur lui-même.
Le nôtre, un peu trop vieux pour voir au fond des eaux,
N'ayant ni filets ni réseaux,
Souffrait une disette extrême.
Que fit-il? Le besoin, docteur en stratagème,
Lui fournit celui-ci. Sur le bord d'un étang,
Cormoran vit une écrevisse.
" Ma commère, dit-il, allez tout à l'instant
Porter un avis important
A ce peuple: il faut qu'il périsse;
Le maître de ce lieu dans ce jour pêchera."
L'écrevisse en hâte s'en va
Conter le cas. Grande est l'émeute;
On court, on s'assemble, on députe
A l'oiseau: "Seigneur Cormoran,
D'où vous vient cet avis? Quel est votre garant?
Etes-vous sûr de cette affaire?
N'y savez-vous remède? Et qu'est-il bon de faire?
-Changer de lieu, dit-il - Comment le ferons-nous?
-N'en soyez point en soi: je vous porterai tous,
L'un après l'autre en ma retraite.
Nul que Dieu seul et moi n'en connaît les chemins:
Il n'est demeure plus secrète.
Un vivier que Nature y creusa de ses mains,
Inconnu des traîtres humains,
Sauvera votre république."
On le crut. Le peuple aquatique
L'un après l'autre fut porté
Sous ce rocher peu fréquenté.
Là, cormoran le bon apôtre,
Les ayant mis en un endroit
Transparent, peu creux, fort étroit,
Vous les prenait sans peine, un jour l'un, un jour l'autre;
Il leur apprit à leurs dépens
Que l'on ne doit jamais avoir de confiance
En ceux qui sont mangeurs de gens.
Ils y perdirent peu, puisque l'humaine engeance
En aurait aussi bien croqué sa bonne part.
Qu'importe qui vous mange? Homme ou loup, toute panse
Me paraît une à cet égard;
Un jour plus tôt, un jour plus tard,
Ce n'est pas grande différence.
L'Enfouisseur et son CompèreUn pincemaille avait tant amassé
Qu'il ne savait où loger sa finance.
L'avarice, compagne et soeur de l'ignorance,
Le rendait fort embarrassé
Dans le choix d'un dépositaire;
Car il en voulait un, et voici sa raison: "
L'objet tente; il faudra que ce monceau s'altère
Si je le laisse à la maison:
Moi-même de mon bien je serai le larron.
-Le larron? Quoi? jouir, c'est se voler soi-même?
Mon ami, j'ai pitié de ton erreur extrême.
Apprends de moi cette leçon:
Le bien n'est bien qu'en tant que l'on s'en peut défaire;
Sans cela, c'est un mal. Veux-tu le réserver
Pour un âge et des temps qui n'en ont plus que faire?
La peine d'acquérir, le soin de conserver,
Otent le prix à l'or qu'on croit si nécessaire."
Pour se décharger d'un tel soin,
Notre homme eût pu trouver des gens sûrs au besoin.
Il aima mieux la terre; et prenant son compère,
Celui-ci l'aide. Ils vont enfouir le trésor.
Au bout de quelque temps, l'homme va voir son or;
Il ne retrouva que le gîte.
Soupçonnant, à bon droit, le compère, il va vite
Lui dire:" Apprêtez-vous; car il me reste encor
Quelques deniers: je veux les joindre à l'autre masse.
Le compère aussitôt va remettre en place
L'argent volé, prétendant bien
Tout reprendre à la fois, sans qu'il n'y manquât rien.
Mais, pour ce coup, l'autre fut sage:
Il retint tout chez lui, résolu de jouir,
Plus n'entasser, plus n'enfouir;
Et le pauvre voleur, ne trouvant plus son gage,
Pensa tomber de sa hauteur.Il n'est pas malaisé de tromper un trompeur.
Le Loup et les BergersUn loup rempli d'humanité
(S'il en est de tels dans le monde)
Fit un jour sur sa cruauté,
Quoiqu'il ne l'exerçât que par nécessité,
Une réflexion profonde.
"Je suis haï, dit-il; et de qui? d'un chacun.
Le loup est l'ennemi commun:
Chiens, chasseurs, villageois, s'assemblent pour sa perte;
Jupiter est là-haut étourdi de leurs cris:
C'est par là que de loups l'Angleterre est déserte
, On y mit notre tête à prix.
Il n'est hobereau qui ne fasse
Contre nous tels bans publier;
Il n'est marmot osant crier
Que du loup aussitôt sa mère ne menace.
Le tout pour un âne rogneux,
Pour un mouton pourri, pour quelque chien hargneux,
Dont j'aurai passé mon envie.
Eh bien! ne mangeons plus de chose ayant eu vie:
Paissons l'herbe, broutons, mourons de faim plutôt.
Est-ce une chose si cruelle?
Vaut-il mieux s'attirer la haine universelle?"
Disant ces mots, il vit des bergers, pour leur rôt,
Mangeants un agneau cuit en broche.
"Oh! oh! dit-il, je me reproche
Le sang de cette gent: voilà ses gardiens
S'en repaissants eux et leurs chiens;
Et moi, loup, j'en ferai scrupule?
Non, par tous les dieux! non, je serais ridicule:
Thibault l'agnelet passera,
Sans qu'à la broche je le mette;
Et non seulement lui, mais la mère qu'il tette,
Et le père qui l'engendrera."Ce loup avait raison. Est-il dit qu'on nous voie
Faire festin de toute proie,
Manger les animaux; et nous les réduirons
Aux mets de l'âge d'or autant que nous pourrons?
Ils n'auront ni croc ni marmite?
Bergers, bergers! le loup n'a tort
Que quand il n'est pas le plus fort:
Voulez-vous qu'il vive en ermite?
L'Araignée et l'Hirondelle"O Jupiter, qui sus de ton cerveau,
Par un secret d'accouchement nouveau,
Tirer Pallas, jadis mon ennemie,
Entends ma plainte une fois en ta vie!
Progné me vient enlever les morceaux;
Caracolant, frisant l'air et les eaux,
Elle me prend mes mouches à ma porte:
Miennes je puis les dire; et mon réseau
En serait plein sans ce maudit oiseau:
Je l'ai tissu de matière assez forte."
Ainsi, d'un discours insolent,
Se plaignait l'araignée autrefois tapissière,
Et qui, lors étant filandière,
Prétendait enlacer tout insecte volant.
La soeur de Philomèle, attentive à sa proie,
Malgré le bestion happait mouches dans l'air,
Pour ses petits, pour elle, impitoyable joie,
Que ses enfants gloutons, d'un bec toujours ouvert,
D'un ton demi-formé, bégayante couvée,
Demandaient par des cris encor mal entendus.
La pauvre aragne n'ayant plus
Que la tête et les pieds, artisans superflus,
Se vit elle-même enlevée:
L'hirondelle, en passant, emporta toile, et tout,
Et l'animal pendant au bout.Jupin pour chaque état mit deux tables au monde:
L'adroit, le vigilant, et le fort sont assis
A la première; et les petits
Mangent leur reste à la seconde.
La Perdrix et les CoqsParmi de certains coqs, incivils, peu galants,
Toujours en noise, et turbulents,
Une perdrix était nourrie.
Son sexe et l'hospitalité,
De la part de ces coqs, peuple à l'amour porté,
Lui faisaient espérer beaucoup d'honnêteté:
Ils feraient les honneurs de la ménagerie.
Ce peuple cependant, fort souvent en furie,
Pour la dame étrangère ayant peu de respect,
Lui donnait fort souvent d'horribles coups de bec.
D'abord elle en fut affligée;
Mais, sitôt qu'elle eût vu cette troupe enragée
S'entre-battre elle même et se percer les flancs;
Elle se consola. " Ce sont leurs moeurs, dit-elle;
Ne les accusons point, plaignons plutôt ces gens:
Jupiter sur un seul modèle
N'a pas formé tous les esprits;
Il est des naturels de coqs et de perdrix.
S'il dépendait de moi, je passerais ma vie
En plus honnête compagnie.
Le maître de ces lieux en ordonne autrement;
Il nous prend avec des tonnelles,
Nous loge avec des coqs, et nous coupe les ailes:
C'est de l'homme qu'il faut se plaindre seulement.
Le Chien à qui on a coupé les oreilles"Qu'ai-je fait, pour me voir ainsi
Mutilé par mon propre maître?
Le bel état où me voici!
Devant les autres chiens oserai-je paraître?
O rois des animaux, ou plutôt leurs tyrans,
Qui vous feraient choses pareilles..."
Ainsi criait Mouflar, jeune dogue; et les gens,
Peu touchés de ses cris douloureux et perçants,
Venaient de lui couper sans pitié les oreilles.
Mouflar y croyait perdre. Il vit avec le temps
Qu'il y gagnait beaucoup; car étant de nature
A piller ses pareils, mainte mésaventure
L'aurait fait retourner chez lui
Avec cette partie en cent lieux altérée:
Chien hargneux a toujours l'oreille déchirée.
Le moins qu'on peut laisser de prise aux dents d'autrui,
C'est le mieux. Quand on n'a qu'un endroit à défendre,
On le munit, de peur d'esclandre.
Témoin maître Mouflar armé d'un gorgerin;
Du reste ayant d'oreille autant que sur ma main:
Un loup n'eût su par où le prendre.
Le Berger et le RoiDeux démons à leur gré partagent notre vie,
Et de son patrimoine ont chassé la raison;
Je ne vois point de coeur qui ne leur sacrifie:
Si vous me demandez leur état et leur nom,
J'appelle l'un amour et l'autre ambition.
Cette dernière étend le plus loin son empire;
Car même elle entre dans l'amour.
Je le ferais bien voir; mais mon but est de dire
Comme un roi fit venir un berger à sa cour.
Le conte est du bon temps, non du siècle où nous sommes.Ce roi vit un troupeau qui couvrait tous les champs,
Bien broutant, en bon corps, rapportant tous les ans,
Grâce aux soins du berger, de très notables sommes.
Le berger plut au roi par ces soins diligents.
"Tu mérites, dit-il, d'être pasteur de gens:
Laisse là tes moutons, viens conduire des hommes;
Je te fais juge souverain."
Voilà notre berger la balance à la main.
Quoiqu'il n'eût guère vu d'autres gens qu'un ermite,
Son troupeau, ses mâtins, le loup, et puis c'est tout
Il avait du bon sens; le reste vient ensuite:
Bref, il en vint fort bien à bout.
L'ermite son voisin accourut pour lui dire:
"Veillé-je? et n'est-ce point un songe que je vois?
Vous, favori! vous, grand! Défiez-vous des rois;
Leur faveur est glissante: on s'y trompe; et le pire
C'est qu'il en coûte cher: de pareilles erreurs
Ne produisent jamais que d'illustres malheurs.
Vous ne connaissez pas l'attrait qui vous engage:
Je vous parle en ami; craignez tout." L'autre rit,
Et notre ermite poursuivit:
"Voyez combien déjà la cour vous rend peu sage.
Je crois voir cet aveugle à qui, dans un voyage,
Un serpent engourdi de froid
Vint s'offrir sous la main: il le prit pour un fouet;
Le sien s'était perdu, tombant de sa ceinture.
Il rendait grâce au ciel de l'heureuse aventure,
Quand un passant cria:" Que tenez-vous, ô dieux!
"Jetez cet animal traître et pernicieux,
"Ce serpent! - C'est un fouet. - C'est un serpent, vous dis-je.
"A me tant tourmenter quel intéret m'oblige?
"Prétendez-vous garder ce trésor? - Pourquoi non?
"Mon fouet était usé; j'en retrouve un fort bon:
"Vous n'en parlez que par envie."
L'aveugle enfin ne le crut pas;
Il en perdit bientôt la vie:
L'animal dégourdi piqua son homme au bras.
Quant à vous, j'ose vous prédire
Qu'il vous arrivera quelque chose de pire.
-Eh! que me saurait-il arriver que la mort?
-Mille dégoûts viendront," dit le prophète ermite.
Il en vint en effet, l'ermite n'eut pas tort.
Mainte peste de cour fit tant, par maint ressort,
Que la candeur du juge, ainsi que son mérite,
Furent suspects au prince. On cabale, on suscite
Accusateurs, et gens grevés par ses arrêts:
"De nos biens, dirent-ils, il s'est fait un palais."
Le prince voulut voir ces richesses immenses.
Il ne trouva partout que médiocrité,
Louanges du désert et de la pauvreté:
C'étaient là ses magnificences.
"Son fait, dit-on, consiste en des pierres de prix:
Un grand coffre en est plein, fermé de dix serrures."
Lui-même ouvrit ce coffre, et rendit bien surpris
Tous les machineurs d'impostures.
Le coffre étant ouvert, on y vit des lambeaux,
L'habit d'un gardeur de troupeaux,
Petit chapeau, jupon, panetière, houlette,
Et, je pense, aussi sa musette.
"Doux trésors, ce dit-il, chers gages, qui jamais
N'attirâtes sur vous l'envie et le mensonge,
Je vous reprends: sortons de ces riches palais
Comme l'on sortirait d'un songe!
Sire, pardonnez-moi cette exclamation:
J'avais prévu ma chute en montant sur le faîte.
Je m'y suis trop complu; mais qui n'a dans la tête
Un petit grain d'ambition?"
Les Poissons et le Berger qui joue de la FlûteTircis, qui pour la seule Annette
Faisait raisonner les accords
D'une voix et d'une musette
Capables de toucher les morts,
Chantait un jour le long des bords
D'une onde arrosant les prairies
Dont Zéphire habitait les campagnes fleuries.
Annette cependant à la ligne pêchait;
Mais nul poisson ne s'approchait:
La bergère perdait ses peines.
Le berger, qui, par ses chansons,
Eût attiré des inhumaines,
Crut, et crut mal, attirer des poissons.
Il leur chanta ceci:" Citoyens de cette onde,
Laissez votre Naïade en sa grotte profonde;
Venez voir un objet mille fois plus charmant.
Ne craignez point d'entrer aux prisons de la belle;
Ce n'est qu'à nous qu'elle est cruelle.
Vous serez traités doucement;
On n'en veut point à votre vie:
Un vivier vous attend, plus clair que fin cristal;
Et, quand à quelques-uns l'appât serait fatal,
Mourir des mains d'Annette est un sort que j'envie."
Ce discours éloquent ne fit pas grand effet;
L'auditoire était sourd, aussi bien que muet:
Tircis eut beau prêcher. Ses paroles miellées
S'en étant aux vents envolées,
Il tendit un long rets. Voilà les poissons pris;
Voilà les poissons mis aux pieds de la bergère.O vous, pasteurs d'humains et non pas de brebis,
Rois, qui croyez gagner par raisons les esprits
D'une multitude étrangère,
Ce n'est jamais par là que l'on en vient à bout.
Il y faut une autre manière:
Servez-vous de vos rets; la puissance fait tout.
Les deux Perroquets le Roi et son FilsDeux perroquets, l'un père et l'autre fils,
Du rôt d'un roi faisaient leur ordinaire;
Deux demi-dieux, l'un fils et l'autre père,
De ces oiseaux faisaient leurs favoris.
L'âge liait une amitié sincère
Entre ces gens: les deux pères s'aimaient;
Les deux enfants, malgré leur coeur frivole,
L'un avec l'autre aussi s'accoutumaient,
Nourris ensemble, et compagnons d'école.
C'était beaucoup d'honneur au jeune perroquet,
Car l'enfant était prince, et son père monarque.
Par le tempérament que lui donna la Parque,
Il aimait les oiseaux. Un moineau fort coquet,
Et le plus amoureux de toute la province,
Faisait aussi sa part des délices du prince.
Ces deux rivaux un jour ensemble se jouants,
Comme il arrive aux jeunes gens,
Le jeu devint une querelle.
Le pasereau, peu circonspect,
S'attira de tels coups d'aile,
On crut qu'il n'en pourrait guérir.
Le prince indigné fit mourir
Son perroquet. Le bruit en vint au père.
L'infortuné vieillard crie et se désespère,
Le tout en vain; ses cris sont superflus;
L'oiseau parleur est déjà dans la barque:
Pour dire mieux: l'oiseau ne parlant plus
Fait qu'en fureur sur le fils du monarque
Son père s'en va fondre, et lui crève les yeux.
Il se sauve aussitôt, et choisit pour asile
Le haut d'un pin. Là, dans le sein de dieux,
Il goûte sa vengeance en lieu sûr et tranquille.
Le roi lui-même y court, et dit pour l'attirer:
"Ami, reviens chez moi; que nous sert de pleurer?
Haine, vengeance, et deuil, laissons tout à la porte.
Je suis contraint de déclarer,
Encor que ma douleur soit forte,
Que le tort vient de nous; mon fils fut l'agresseur:
Mon fils! non; c'est le sort qui du coup est l'auteur.
La Parque avait écrit de tout temps en son livre
Que l'un de nos enfants devait cesser de vivre,
L'autre de voir, par ce malheur.
Consolons-nous tous deux, et reviens dans ta cage."
Le perroquet dit:" Sire roi,
Crois-tu qu'après un tel outrage
Je me doive fier à toi?
Tu m'allègues le Sort: prétends-tu, par ta foi,
Me leurrer de l'appât d'un profane langage?
Mais, que la Providence, ou bien que le Destin
Règle les affaires du monde,
Il est écrit là-haut qu'au faîte de ce pin,
Ou dans quelque forêt profonde,
J'achèverai mes jours loin du fatal objet
Qui doit t'être un juste sujet
De haine et de fureur. Je sais que la vengeance
Est un morceau de roi; car vous vivez en dieux.
Tu veux oublier cette offense;
Je le crois: cependant il le faut, pour le mieux,
Eviter ta main et tes yeux.
Sire roi, mon ami, va-t-en, tu perds ta peine:
Ne me parle point de retour;
L'absence est aussi bien un remède à la haine
Qu'un appareil contre l'amour.
La Lionne et l'OurseMère lionne avait perdu son faon:
Un chasseur l'avait pris. La pauvre infortunée
Poussait un tel rugissement
Que tout la forêt était inportunée.
La nuit ni son obscurité,
Son silence et ses autres charmes,
De la reine des bois n'arrêtaient les vacarmes:
Nul animal n'était du sommeil visité.
L'ourse enfin lui dit:" Ma commère,
Un mot sans plus: tous les enfants
Qui sont passés entre vos dents
N'avaient-ils ni père ni mère?
-Ils en avaient. - S'il est ainsi,
Et qu'aucun de leur mort n'ait nos têtes rompues,
Si tant de mères se sont tues,
Que ne vous taisez-vous aussi?
- Moi, me taire! moi, malheureuse?
Ah! j'ai perdu mon fils! il me faudra traîner
Une vieillesse douloureuse!
- Dites-moi, qui vous force à vous y condamner?
- Hélas! c'est le destin, qui me hait." Ces paroles
Ont été de tout temps en la bouche de tous.Misérables humains, ceci s'adresse à vous.
Je n'entends résonner que des plaintes frivoles.
Quiconque en pareil cas, se croit, haï des cieux,
Qu'il considère Hécube, il rendra grâce aux dieux.
Les deux Aventuriers et le TalismanAucun chemin de fleurs ne conduit à la gloire.
Je n'en veux pour témoin qu'Hercule et ses travaux.
Ce dieu n'a guère de rivaux;
J'en vois peu dans la fable, encor moins dans l'Histoire.
En voici pourtant un, que de vieux talismans
Firent chercher fortune au pays des romans.
Il voyageait de compagnie.
Son camarade et lui trouvèrent un poteau
Ayant au haut cet écriteau:
" Seigneur aventurier, s'il te prend quelque envie
" De voir ce que n'a vu nul chevalier errant,
" Tu n'as qu'à passer ce torrent;
" Puis, prenant dans tes bras un éléphant de pierre
" Que tu verras couché par terre,
" Le porter d'une haleine, au sommet de ce mont
" Qui menace les cieux de son superbe front."
L'un des deux chevaliers saigna du nez. Si l'onde
Est rapide autant que profonde,
Dit-il, et supposé qu'on la puisse passer,
Pourquoi de l'éléphant aller s'embarrasser?
Quelle ridicule entreprise!
Le sage l'aura fait par tel art et de guise
Qu'on le pourra porter peut-être quatre pas:
Mais jusqu'au haut du mont! d'une haleine! il n'est pas
Au pouvoir d'un mortel; à moins que la figure
Ne soit d'un éléphant nain, pygmée, avorton,
Propre à mettre au bout d'un bâton:
Auquel cas, où l'honneur d'une telle aventure?
On nous veut attraper dedans cette écriture;
Ce sera quelque énigme à tromper un enfant:
C'est pourquoi je vous laisse avec votre éléphant."
Le raisonneur parti, l'aventureux se lance,
Les yeux clos, à travers cette eau.
Ni profondeur ni violence
Ne purent l'arrêter; et, selon l'écriteau,
Il vit son éléphant couché sur l'autre rive.
Il le prend, il l'emporte, au haut du mont arrive,
Rencontre une esplanade, et puis une cité.
Un cri par l'éléphant est aussitôt jeté:
Le peuple aussitôt sort en armes.
Tout autre aventurier, au bruit de ces alarmes,
Aurait fui: celui-ci, loin de tourner le dos,
Veut vendre au moins sa vie, et mourir en héros.
Il fut tout étonné d'ouïr cette cohorte
Le proclamer monarque au lieu de son roi mort.
Il ne se fit prier que de la bonne sorte,
Encor que le fardeau fût, dit-il, un peu fort.
Sixte en disait autant quand on le fit saint père:
(Serait-ce bien une misère
Que d'être pape ou d'être roi?)
On reconnut bientôt son peu de bonne foi.Fortune aveugle suit aveugle hardiesse.
Le sage quelquefois fait bien d'exécuter
Avant que de donner le temps à la sagesse
D'envisager le fait, et sans la consulter.
Les Lapins
(ou Discours à M. le Duc de la Rochefoucauld)Je me suis souvent dit, voyant de quelle sorte
L'homme agit, et qu'il se comporte,
En mille occasions, comme les animaux:
"Le roi de ces gens-là n' a pas moins de défauts
Que ses sujets, et la nature
A mis dans chaque créature
Quelque grain d'une masse où puisent les esprits;
J'entends les esprits corps, et pétris de matière."
Je vais prouver ce que je dis.A l'heure de l'affût, soit lorsque la lumière
Précipite ses traits dans l'humide séjour,
Soit lorsque le soleil rentre dans sa carrière,
Et que, n'étant plus nuit, il n'est pas encor jour,
Au bord de quelque bois sur un arbre je grimpe,
Et, nouveau Jupiter, du haut de cet Olympe
Je foudroie, à discretion,
Un lapin qui n'y pensait guère.
Je vois fuir aussitôt toute la nation
Des lapins qui, sur la bruyère,
L'oeil éveillé, l'oreille au guet,
S'égayaient, et de thym parfumaient leur banquet.
Le bruit d'un coup fait que la bande
S'en va chercher sa sûreté
Dans la souterraine cité:
Mais le danger s'oublie, et cette peur si grande
S'évanouit bientôt; je revois les lapins,
Plus gais qu'auparavant, revenir sous mes mains.Ne reconnaît-on pas en cela les humains?
Dispersés par quelque orage,
A peine ils touchent le port
Qu'ils vont hasarder encor
Même vent, même naufrage;
Vrais lapins, on les revoit
Sous les mains de la Fortune.
Joignons à cet exemple une chose commune.Quand les chiens étrangers passent par quelque endroit,
Qui n'est pas de leur détroit,
Je laisse à penser quelle fête!
Les chiens du lieu, n'ayant en tête
Qu'un intéret de gueule, à cris, à coups de dents,
Vous accompagnent ces passants
Jusqu'aux confins du territoire.
Un intéret de biens, de grandeur et de gloire,
Aux gouverneurs d'Etat, à certains courtisans,
A gens de tout métier, en fait tout autant faire.
On nous voit tous, pour l'ordinaire,
Piller le survenant, nous jeter sur sa peau,
La coquette et l'auteur sont de ce caractère:
Malheur à l'écrivain nouveau!
Le moins de gens qu'on peut à l'entour du gâteau,
C'est le droit du jeu, c'est l'affaire.
Cent exemples pourraient appuyer mon discours;
Mais les ouvrages les plus courts
Sont toujours les meilleurs. En cela j'ai pour guide
Tous les maîtres de l'art, et tiens qu'il faut laisser
Dans les plus beaux sujets quelque chose à penser:
Ainsi ce discours doit cesser.Vous qui m'avez donné ce qu'il a de solide,
Et dont la modestie égale la grandeur,
Qui ne pûtes jamais écouter sans pudeur
La louange la plus permise,
La plus juste et la mieux acquise;
Vous enfin, dont à peine ai-je encore obtenu
Que votre nom reçût ici quelques hommages,
Du temps et des censeurs défendant mes ouvrages,
Comme un nom qui, des ans et des peuples connu,
Fait honneur à la France, en grands noms plus féconde
Qu'aucun climat de l'univers,
Permettez-moi du moins d'apprendre à tout le monde
Que vous m'avez donné le sujet de ces vers.
Le Marchand le Gentilhomme le Pâtre et le Fils du roiQuatre chercheurs de nouveaux mondes,
Presque nus échappés à la fureur des ondes,
Un trafiquant, un noble, un pâtre, un fils de roi,
Réduits au sort de Bélisaire,
Demandaient aux passants de quoi
Pouvoir soulager leur misère.
De raconter quel sort les avait assemblés,
Quoique sous divers points tous quatre ils fussent nés,
C'est un récit de longue haleine.
Ils s'assirent enfin au bord d'une fontaine:
Là le conseil se tint entre les pauvres gens.
Le prince s'étendit sur le malheur des grands.
Le pâtre fut d'avis qu'éloignant la pensée
De leur aventure passée,
Chacun fît de son mieux et s'appliquât au soin
De pourvoir au commun besoin.
" La plainte, ajouta-t-il, guérit-elle son homme?
Travaillons: c'est de quoi nous mener jusqu'à Rome."
Un pâtre ainsi parler! Ainsi parler; croit-on
Que le ciel n'ait donné qu'aux têtes couronnées
De l'esprit et de la raison;
Et que de tout berger, comme de tout mouton,
Les connaissances soient bornées?
L'avis de celui-ci fut d'abord trouvé bon
Par les trois échoués aux bords de l'Amérique.
L'un (c'était le marchand) savait l'arithmétique:
" A tant par mois, dit-il, j'en donnerai leçon.
- J'enseignerai la politique,"
Reprit le fils de roi. Le noble poursuivit:
" Moi, je sais le blason; j'en veux tenir école."
Comme si, devers l'Inde, on eût eu dans l'esprit
La sotte vanité de ce jargon frivole!
Le pâtre dit:" Amis, vous parlez bien; mais quoi?
Le mois a trente jours: jusqu'à cette échéance
Jeûnerons-nous, par votre foi?
Vous me donnez une espérance
Belle, mais éloignée; et cependant j'ai faim.
Qui pourvoira de nous au dîner de demain?
Ou plutôt sur quelle assurance
Fondez-vous, dites-moi, le souper d'aujourd'hui?
Avant tout autre, c'est celui
Dont il s'agit. Votre science
Est courte là-dessus: ma main y suppléera."
A ces mots, le pâtre s'en va
Dans un bois: il y fit des fagots, dont la vente
Pendant cette journée et pendant la suivante,
Empêcha qu'un long jeûne à la fin ne fit tant
Qu'ils allassent là-bas exercer leur talent.
Je conclus de cette aventure
Qu'il ne faut pas tant d'art pour conserver ses jours;
Et grâce aux dons de la nature,
La main est le plus sûr et le plus prompt secours.
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