L'Âme du Poète - Emile Nelligan
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Chapelle dans les boisNous étions là deux enfants blêmes
Devant les grands autels à franges,
Où Sainte Marie et ses anges
Riaient parmi les chrysanthèmes.Le soir poudrait dans la nef vide ;
Et son rayon à flèche jaune,
Dans sa rigidité d'icone
Effleurait le grand Saint livide.Nous étions là deux enfants tristes
Buvant la paix du sanctuaire,
Sous la veilleuse mortuaire
Aux vagues reflets d'améthyste.Nos voix en extase à cette heure
Montaient en rogations blanches,
Comme un angélus des dimanches,
Dans le lointain qui prie et pleure...Puis nous partions... Je me rappelle !
Les bois dormaient au clair de lune,
Dans la nuit tiède où tintait une
Voix de la petite chapelle...
Sainte CécileLa belle Sainte au fond des cieux
Mène l'orchestre archangélique,
Dans la lointaine basilique
Dont la splendeur hante mes yeux.Depuis que la Vierge biblique
Lui légua ce poste pieux,
La belle Sainte au fond des cieux,
Mène l'orchestre archangélique.Loin du monde diabolique
Puissé-je, un soir mystérieux,
Ouïr, dans les divins milieux
Ton clavecin mélancolique,Ma belle Sainte, au fond des cieux.
Billet célestePlein de spleen nostalgique et de rêves étranges,
Un soir je m'en allai chez la Sainte adorée,
Où se donnait, dans la salle de l'Empyrée,
Pour la fête du Ciel, le récital des anges.Et nul garde pour lors ne veillant à l'entrée,
Je vins, le corps vêtu d'une tunique à franges,
Le soir où l'on chantait chez la Sainte adorée,
Plein de spleen nostalgique et de rêves étranges.Des dames défilaient dans des robes oranges ;
Les célestes laquais portaient haute livrée,
Et, ma demande étant Cécile agréée,
Je l'écoutai jouer aux divines phalanges,Plein de spleen nostalgique et de rêves étranges !
Rêve d'une nuit d'hôpitalCécile était en blanc, comme aux tableaux illustres
Où la Sainte se voit, un nimbe autour du chef.
Ils étaient au fauteuil Dieu, Marie et Joseph ;
Et j'entendis cela debout près des balustres.Soudain au flamboiement mystique des grands lustres,
Éclata l'harmonie étrange au rythme bref,
Que la harpe brodait de sons en relief...
Musique de la terre, ah ! taisez vos voix rustres !...Je ne veux plus pécher, je ne veux plus jouir,
Car la sainte m'a dit que pour encor l'ouïr,
Il me fallait vaquer à mon salut sur terre.Et je veux retourner au prochain récital
Qu'elle me doit donner au pays planétaire,
Quand les anges m'auront sorti de l'hôpital.
Le Cloître noirIls défilent au chant étouffé des sandales,
Le chef bas, égrenant de massifs chapelets,
Et le soir qui s'en vient, du sang de ses reflets
Mordore la splendeur funéraire des dalles.Ils s'effacent soudain, comme en de noirs dédales,
Au fond des corridors plein de pourpres relais
Où de grands anges peints aux vitraux verdelets
Interdisent l'entrée aux terrestres scandales.Leur visage est funèbre, et dans leur yeux sereins
Comme les horizons vastes des cieux marins,
Flambe l'austérité des froides habitudes.La lumière céleste emplit leur large esprit,
Car l'Espoir triomphant creusa les solitudes
De ces silencieux spectres de Jésus-Christ.
Les CommuniantesCalmes, elles s'en vont, défilant aux allées
De la chapelle en fleurs, et je les suis des yeux,
Religieusement joignant mes doigts pieux,
Plein de l'ardent regret des ferveurs en allées.Voici qu'elles se sont toutes agenouillées
Au mystique repas qui leur descend des cieux,
Devant l'autel piqué de flamboiements joyeux
Et d'une floraison de fleurs immaculées.Leur séraphique ardeur fut si lente à finir
Que tout à l'heure encore, à les voir revenir
De l'agape céleste au divin réfectoire,Je crus qu'elles allaient vraiment prendre de l'essor,
Comme si, se glissant sous leur voiles de gloire,
Un ange leur avait posé des ailes d'or.
Les DéicidesIls étaient là, les Juifs, les tueurs de prophètes,I
Quand le sanglant Messie expirait sur la croix ;
Ils étaient là, railleurs et bourreaux ;a la fois ;
Et Sion à son crime entremêlait des fêtes.Or, voici que soudain, sous le vent des tempêtes,
Se déchira le voile arraché des parois.
Les Maudits prirent fuite : on eût dit que le poids
De leur forfait divin s'écroulait sur leurs têtes.Depuis, de par la terre, en hordes de damnés,
Comme des chiens errants, ils s'en vont, condamnés
Au remords éternel de leur race flétrie,Trouvant partout, le long de leur âpre chemin,
Le mépris pour pitié, les ghettos pour patrie,
Pour l'aumône l'affront lorsqu'ils tendront la main.IID'Autres sont là, pareils à ces immondes hordes,
Écrasant le Sauveur sous des monts défis,
Alors qu'Il tend vers eux, du haut des crucifix,
Ses deux grands bras de bronze en sublimes exordes.Écumant du venin des haineuses discordes
Et crachant un blasphème au Pain que tu leur fis,
Ils passent. Or, ceux-là, mon Dieu, qu'on dit tes fils,
Te hachent à grands coups de symboliques cordes.Aussi, de par l'horreur des infinis exils,
Lamentables troupeaux, ces sacrilèges vils
S'en iront, fous de honte, aux nuits blasphématoires,Alors que sur leur front, mystérieux croissant,
Luira, comme un blason de leurs tortures noires,
Le stigmate éternel de quelque hostie en sang.
La mort du MoineVoici venir les tristes frères
Vers la cellule où tu te meurs.
Ton esprit est plein de clameurs
Et de musiques funéraires.Apportez-lui le Viatique.
Saint Bénédict, aidez sa mort !
Bien que faible, faites-le fort
Sous votre sainte égide antique.Ainsi soit-il au coeur de Dieu !
Clément, dis un riant adieu
Aux liens impurs de cette terre.Et pars, rentre dans ton Espoir.
Que les bronzes du monastère
Sonnent ton âme au ciel ce soir !
DiptyqueEn une très vieille chapelle
Je sais un diptyque flamand
Où Jésus, près de sa maman
Creuse le sable avec sa pelle.Non peint par Rubens ou Memling,
Mais digne de leurs galeries ;
La Vierge, en blanches draperies,
Au rouer blanc file son lin.La pelle verdelette peinte
Scintille aux mains grêles de Dieu ;
Le soleil brûle un rouge adieu
Là-bas, devers Sion la sainte.Le jeune enfant devant la hutte
Du charpentier de Nazareth
Entasse un amas qu'on dirait
Être l'assise d'une butte.Jésus en jouant s'est sali ;
Ses doigts sont tachetés de boue,
Et le travail sur chaque joue,
A mis comme un rayon pâli.Quelle est cette tâche sévère
Que Jésus si précoce apprit ?
Posait-il donc en son esprit
Les bases d'un futur Calvaire ?
Chapelle ruinéeEt je retourne encor frileux, au jet des bruines,
Par le délabrement du parc d'octobre. Au bout
De l'allée où se voit ce grand Jésus debout,
Se massent des soupçons de chapelle en ruines.Je refoule, parmi viornes, vipérines,
Rêveur, le sol d'antan où gîte le hibou ;
L'Érable sous le vent se tord comme un bambou.
Et je sens se briser mon coeur dans ma poitrine.Cloches des âges morts sonnant à timbres noirs
Et les tristesses d'or, les mornes désespoirs,
Portés par un parfum que le rêve rappelle,Ah ! comme, les genoux figés au vieux portail,
Je pleure ces débris de petite chapelle...
Au mur croulant, fleuri d'un reste de vitrail !
La Réponse du CrucifixEn expirant sur l'arbre affreux de Golgotha,
De quel regret ton âme, ô Christ, fut-elle pleine ?
Était-ce de laisser Marie et Madeleine
Et les autres, au roc où la Croix se planta ?Quand le funèbre choeur sans Toi se lamenta,
Et que les clous crispaient tes mains ; quand par la plaine,
Ton âme eut dispersé la fleur de son haleine,
Devançant ton essor vers le céleste État ;Quel fut ce grand soupir de tristesse infinie
Qui s'exhala de Toi lorsque, l'oeuvre finie,
Tu t'apprêtais enfin à regagner le But ?Me dévoileras-tu cet intime mystère ?
- Ce fut de ne pouvoir, jeune homme, le fiel bu,
Serrer contre mon coeur mes bourreaux sur la Terre !
Les CarmélitesParmi l'ombre du cloître elles vont solennelles,
Et leurs pas font courir un frisson sur les dalles,
Cependant que du bruit funèbre des sandales
Monte un peu la rumeur chaste qui chante en elles.Au séraphique éclat des austères prunelles
Répondent les flambeaux en des gammes modales ;
Parmi le froid du cloître elles vont solennelles,
Et leurs pas font des chants de velours sur les dalles.Une des leurs retourne aux landes éternelles
Trouver enfin l'oubli du monde et des scandales ;
Vers sa couche de mort, au fond de leurs dédales,
C'est pourquoi, cette nuit, les nonnes fraternellesDans leur cloître longtemps ont marché solennelles.
Notre-Dame-des-NeigesSainte Notre-Dame, en beau manteau d'or,
De sa lande fleurie
Descend chaque soir, quand son Jésus dort
En sa Ville-Marie.
Sous l'astral flambeau que portent ses anges,
La belle Vierge va
Triomphalement, aux accords étranges
De céleste bîva.Sainte Notre-Dame a là-haut son trône
Sur notre Mont-Royal ;
Et de là, son oeil subjugue le Faune
de l'abîme infernal.
Car elle a dicté : " Qu'un ange protège
De son arme de feu
Ma ville d'argent au collier de neige ",
La Dame du Ciel bleu !Saint Notre-Dame, ô tôt nous délivre
De tout joug pour le tien ;
Chasse l'étranger ! Au pays de givre
Sois-nous force et soutien.
Ce placet fleuri de choses dorées,
Puisses-tu de tes yeux,
Bénigne, le lire aux roses vesprées,
Quand tu nous viens des Cieux !Sainte Notre-Dame a pleuré longtemps
Parmi ses petits anges ;
Tellement, dit-on, qu'en les cieux latents
Se font des bruits étranges.
Et que notre Vierge entraînant l'Éden,
Ô floraison chérie !
Va tôt refleurir en même jardin
Sa France et sa Ville-Marie...
Prière du soirLorsque tout bruit était muet dans la maison,
Et que mes soeurs dormaient dans des poses lassées
Aux fauteuils anciens d'aïeules trépassées,
Et que rien ne troublait le tacite frisson,Ma mère descendait à pas doux de sa chambre ;
Et, s'asseyant devant le clavier noir et blanc,
Ses doigts faisaient surgir de l'ivoire tremblant
La musique mêlée aux lunes de septembre.Moi, j'écoutais, coeur dans la peine et les regrets,
Laissant errer mes yeux vagues sur le Bruxelles,
Ou, dispersant mon rêve en noires étincelles,
Les levant pour scruter l'énigme des portraits.Et cependant que tout allait en somnolence
Et que montaient les sons mélancoliquement,
Au milieu du tic-tac du vieux Saxe allemand,
Seuls bruits intermittents qui coupaient le silence,La nuit s'appropriait peu à peu les rideaux
Avec des frissons noirs à toutes les croisées,
Par ces soirs, et malgré les bûches embrasées,
Comme nous nous sentions soudain du froid au dos !L'horloge chuchotant minuit au deuil des lampes,
Mes soeurs se réveillaient pour gagner leur lit,
Yeux mi-clos, chevelure éparse, front pâli,
Sous l'assoupissement qui leur frôlait les tempes ;Mais au salon empli de lunaires reflets,
Avant de remonter pour le calme nocturne,
C'était comme une attente inerte et taciturne,
Puis, brusque, un cliquetis d'argent de chapelets...Et pendant que Liszt les sonates étranges
Lentement achevaient de s'endormir en nous,La famille faisait la prière à genoux
Sous le lointain écho du clavecin des anges.
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