Odes funambulesques
Théodore de Banville
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La Corde roide
GAIETÉS Du temps que j'en étais épris,
Les lauriers valaient bien leur prix.
A coup sûr on n'est pas un rustre
Le jour où l'on voit imprimés
Les poëmes qu'on a rimés:
Heureux qui peut se dire illustre!Moi-même un instant je le fus.
J'ai comme un souvenir confus
D'avoir embrassé la Chimère.
J'ai mangé du sucre candi
Dans les feuilletons du lundi:
Ma bouche en est encore amère.Quittons nos lyres, Érato!
On n'entend plus que le râteau
De la roulette et de la banque;
Viens devant ce peuple qui bout
Jouer du violon debout
Sur l'échelle du saltimbanque!Car, si jamais ses yeux vermeils
Ne sont las de voir les soleils
Sans baisser leurs fauves paupières,
Le poëte n'est pas toujours
En train de réjouir les ours
Et de civiliser les pierres.En vain les accords de sa voix
Ont charmé les monstres; parfois
Loin des flots sacrés il émigre,
Las, sinon guéri de prêcher
L'amour aux côtes du rocher
Et la douceur aux dents du tigre.Il se demande s'il n'est plus,
Sous les vieux arbres chevelus
De cette France que nous sommes,
De l'Océan au pont de Kehl,
Un déguisement sous lequel
On puisse parler à des hommes;Et, voulant protester du moins
Devant les immortels témoins
En faveur des Dieux qu'on renie,
Quoique son âme soit ailleurs,
Il te prend tes masques railleurs
Et ton rire, ô sainte Ironie!Alors, sur son triste haillon
Il coud des morceaux de paillon,
Pour que dans ce siècle profane,
Fût-ce en manière de jouet,
On lui permette encor le fouet
De son aïeul Aristophane.Et d'une lieue on l'aperçoit
En souliers rouges! Mais qu'il soit
Un héros sublime ou grotesque;
O Muse! qu'il chasse aux vautours,
Ou qu'il daigne faire des tours
Sur la corde funambulesque,Tribun, prophète ou baladin,
Toujours fuyant avec dédain
Ces pavés que le passant foule,
Il marche sur les fiers sommets
Ou sur la corde ignoble, mais
Au-dessus des fronts de la foule.Septembre 1856.
La Ville enchantéeIl est de par le monde une cité bizarre,
Où Plutus en gants blancs, drapé dans son manteau,
Offre une cigarette à son ami Lazare,
Et l'emmène souper dans un parc de Wateau.Les centaures fougueux y portent des badines;
Et les dragons, au lieu de garder leur trésor,
S'en vont sur le minuit, avec des baladines,
Faire un maigre dîner dans une maison d'or.C'est là que parle et chante avec des voix si douces,
Un essaim de beautés plus nombreuses cent fois,
En habit de satin, brunes, blondes et rousses,
Que le nombre infini des feuilles dans les bois!O pourpres et blancheurs! neiges et rosiers! L'une,
En découvrant son sein plus blanc que la Jung-Frau,
Cause avec Cyrano, qui revient de la lune,
L'autre prend une glace avec Cagliostro.C'est le pays de fange et de nacre de perle;
Un tréteau sur les fûts du cabaret prochain,
Spectacle où les décors sont peints par Diéterle,
Cambon, Thierry, Séchan, Philastre et Despléchin;Un théâtre en plein vent, où, le long de la rue,
Passe, tantôt de face et tantôt de profil,
Un mimodrame avec des changements à vue,
Comme ceux de Gringore et du céleste Will.Là, depuis Idalie, où Cypris court sur l'onde
Dans un coupé de nacre attelé d'un dauphin,
Vous voyez défiler tous les pays du monde
Avec un air connu, comme chez Séraphin.La Belle au bois dormant, sur la moire fleurie
De la molle ottomane où rêve le chat Murr,
Parmi l'air rose et bleu des feux de la féerie
S'éveille après cent ans sous un baiser d'amour.La Chinoise rêveuse, assise dans sa jonque,
Les yeux peints et les bras ceints de perles d'Ophir,
D'un ongle de rubis rose comme une conque
Agace sur son front un oiseau de saphir.Sous le ciel étoilé, trempant leurs pieds dans l'onde
Que parfument la brise et le gazon fleuri,
Et d'un bois de senteur couvrant leur gorge blonde,
Dansent à s'enivrer les bibiaderi.Là, belles des blancheurs de la pâle chlorose,
Et confiant au soir les rougeurs des aveux,
Les vierges de Lesbos vont sous le laurier-rose
S'accroupir dans le sable et causer deux à deux.La reine Cléopâtre, en sa peine secrète,
Fière de la morsure attachée à son flanc,
Laisse tomber sa perle au fond du vin de Crète,
Et sa pourpre et sa lèvre ont des lueurs de sang.Voici les beaux palais où sont les hétaïres,
Sveltes lys de Corinthe et roses de Milet,
Qui, dans des bains de marbre, au chant divin des lyres,
Lavent leurs corps sans tache avec un flot de lait.Au fond de ces séjours à pompe triomphale,
Où brillent aux flambeaux les cheveux de maïs,
Hercule enrubanné file aux genoux d'Omphale,
Et Diogène dort sur le sein de Laïs.Salut, jardin antique, ô Tempé familière
Où le grand Arouet a chanté Pompadour,
Où passaient avant eux Louis et La Vallière,
La lèvre humide encor de cent baisers d'amour!C'est là que soupiraient aux pieds de la dryade,
Dans la nuit bleue, à l'heure où sonne l'angelus,
Et le jeune Lauzun, fier comme Alcibiade,
Et le vieux Richelieu, beau comme Antinoüs.Mais ce qui me séduit et ce qui me ramène
Dans la verdure, où j'aime à soupirer le soir,
Ce n'est pas seulement Phyllis et Dorimène,
Avec sa robe d'or que porte un page noir.C'est là que vit encor le peuple des statues
Sous ses palais taillés dans les mélèzes verts,
Et que le choeur charmant des Nymphes demi-nues
Pleure et gémit avec la brise des hivers.Les Naïades sans yeux regardent le grand arbre
Pousser de longs rameaux qui blessent leurs beaux seins,
Et, sur ces seins meurtris croisant leurs bras de marbre,
Augmentent d'un ruisseau les larmes des bassins.Aujourd'hui les wagons, dans ces steppes fleuries,
Devancent l'hirondelle en prenant leur essor,
Et coupent dans leur vol ces suaves prairies,
Sur un ruban de fer qui borde un chemin d'or.Ailleurs, c'est le palais où Diane se dresse
Ayant sur son front pur la blancheur des lotus,
Pour lequel Titien a donné sa maîtresse,
Où Phidias a mis les siennes, ses Vénus!Et maintenant, voici la coupole féerique
Où, près des flots d'argent, sous les lauriers en fleurs,
Le grand Orphée apporte à la Grèce lyrique
La lyre que Sappho baignera dans les pleurs.O ville où le flambeau de l'univers s'allume!
Aurore dont l'oeil bleu, rempli d'illusions,
Tourné vers l'Orient, voit passer dans sa brume
Des foyers de splendeur étoilés de rayons!Ce théâtre en plein vent bâti dans les étoiles,
Où passent à la fois Cléopâtre et Lola,
Où défile en dansant, devant les mêmes toiles,
Un peuple chimérique en habit de gala;Ce pays de soleil, d'or et de terre glaise,
C'est la mélodieuse Athènes, c'est Paris,
Eldorado du monde, où la fashion anglaise
Importe deux fois l'an ses tweeds et ses paris.Pour moi, c'est dans un coin du salon d'Aspasie,
Sur l'album éclectique où, parmi nos refrains,
Phidias et Diaz ont mis leur fantaisie,
Que je rime cette ode en vers alexandrins.Septembre 1845.
La belle VéroniqueCe fut un beau souper, ruisselant de surprises.
Les rôtis, cuits à point, n'arrivèrent pas froids;
Par ce beau soir d'hiver, on avait des cerises
Et du johannisberg, ainsi que chez les rois.Tous ces amis joyeux, ivres, fiers de leurs vices,
Se renvoyaient les mots comme un clair tambourin;
Les dames, cependant, suçaient des écrevisses
Et se lavaient les doigts avec le vin du Rhin.Après avoir posé son verre encore humide,
Un tout jeune homme, épris de songes fabuleux,
Beau comme Antinoüs, mais quelque peu timide,
Suppliait dans un coin sa voisine aux yeux bleus.Ce fut un grand régal pour la troupe savante
Que cette bergerie, et les meilleurs plaisants
Se délectaient de voir un fou croire vivante
Véronique aux yeux bleus, ce joujou de quinze ans.Mais l'heureux couple avait, parmi ce monde étrange,
L'impassibilité des Olympiens; lui,
Savourant la démence et versant la louange,
Elle, avalant sa perle avec un noble ennui.L'ardente causerie agitait ses crécelles
Sur leurs têtes; pourtant, quoi qu'il en pût coûter,
Ils avaient les regards si chargés d'étincelles
Que chacun à la fin se tut pour écouter.-- " Vraiment? jusqu'à mourir! " s'écriait Véronique,
En laissant flamboyer dans la lumière d'or
Ses dents couleur de perle et sa lèvre ironique;
" Et si je vous disais: " Je veux le Koh-innor? "(Elle jetait au vent sa tête fulgurante,
Pareille à la toison d'une angélique miss
Dont l'aile des steam-boats à la mer de Sorrente
Emporte avec fierté les cargaisons de lys!)-- " Chère âme, " répondit le rêveur sacrilège,
" J'irais la nuit, tremblant d'horreur sous un manteau,
Blême et pieds nus, voler ce talisman, dussé-je
Ensuite dans le coeur m'enfoncer un couteau. "Cette fois, par exemple, on éclata. Le rire,
Sonore et convulsif, orageux et profond,
Joyeux jusqu'à l'extase et gai jusqu'au délire,
Comme un flot de cristal montait jusqu'au plafond.C'est un hôte ébloui, qui toujours nous invite.
La fille d'Eve eut seule un éclair de pitié;
Elle baisa les yeux de l'enfant, et bien vite
Lui dit, en se penchant dans ses bras à moitié:-- " Ami, n'emporte plus ton coeur dans une orgie.
Ne bois que du vin rouge, et surtout lis Balzac.
Il fut supérieur en physiologie
Pour avoir bien connu le fond de notre sac.Ici, comme partout, l'expérience est chère.
Crois-moi, je ne vaux pas la bague de laiton
Si brillante jadis à mon doigt de vachère,
Dans le bon temps des gars qui m'appelaient Gothon! "Novembre 1858.
MascaradesLe Carnaval s'amuse!
Viens le chanter, ma Muse,
En suivant au hasard
Le bon Ronsard!Et d'abord, sur ta nuque,
En dépit de l'eunuque,
Fais flotter tes cheveux
Libres de noeuds!Chante ton dithyrambe
En laissant voir ta jambe
Et ton sein arrosé
D'un feu rosé.Laisse même, ô Déesse,
Avec ta blonde tresse,
Le maillot des Keller
Voler en l'air!Puisque je congédie
Les vers de tragédie,
Laisse le décorum
Du blanc peplum,La tunique et les voiles
Semés d'un ciel d'étoiles,
Et les manteaux épars
A Saint-Ybars!Que ses vierges plaintives,
Catholiques ou juives,
Tiennent des sanhédrins
D'alexandrins!Mais toi, sans autre insigne
Que la feuille de vigne
Et les souples accords
De ton beau corps,Laisse ton sein de neige
Chanter tout le solfège
De ses accords pourprés,
Mieux que Duprez!Ou bien, mon adorée,
Prends la veste dorée
Et le soulier verni
De Gavarni!Mets ta ceinture, et plaque
Sur le velours d'un claque
Les rubans querelleurs
Jonchés de fleurs!Fais, sur plus de richesses
Que n'en ont les duchesses,
Coller jusqu'au talon
Le pantalon!Dans tes lèvres écloses
Mets les cris et les poses
Et les folles ardeurs
Des débardeurs!Puis, sans peur ni réserve,
Réchauffant de ta verve
Le mollet engourdi
De Brididi,Sur tes pas fiers et souples
Traînant cent mille couples,
Montre-leur jusqu'où va
La redowa,Et dans le bal féerique,
Hurle un rhythme lyrique
Dont tu feras cadeau
A Pilodo!Tapez, pierrots et masques,
Sur vos tambours de basques!
Faites de vos grelots
Chanter les flots!Formidables orgies,
Suivez sous les bougies
Les sax aux voix de fer
Jusqu'en enfer!Sous le gaz de Labeaume,
Hurrah! suivez le heaume
Et la cuirasse d'or
De Mogador!Et madame Panache,
Dont le front se harnache
De douze ou quinze bouts
De marabouts!Au son de la musette
Suivez Ange et Frisette,
Et ce joli poupon,
Rose Pompon!Et Blanche aux belles formes,
Dont les cheveux énormes
Ont été peints, je crois,
Par Delacroix!De même que la Loire
Se promène avec gloire
Dans son grand corridor
D'argent et d'or,Sa chevelure rousse
Coule, orgueilleuse et douce;
Elle épouvanterait
Une forêt.Chantez, Musique et Danse!
Que le doux vin de France
Tombe dans le cristal
Oriental!Pas de pudeur bégueule!
Amis! la France seule
Est l'aimable et divin
Pays du vin!Laissons à l'Angleterre
Ses brouillards et sa bière!
Laissons-la dans le gin
Boire le spleen!Que la pâle Ophélie,
En sa mélancolie,
Cueille dans les roseaux
Les fleurs des eaux!Que, sensitive humaine,
Desdémone promène
Sous le saule pleureur
Sa triste erreur!Qu'Hamlet, terrible et sombre
Sous les plaintes de l'ombre,
Dise, accablé de maux:
" Des mots! des mots! "Mais nous, dans la patrie
De la galanterie,
Gardons les folles moeurs
Des gais rimeurs!Fronts couronnés de lierre,
Gardons l'or de Molière,
Sans prendre le billon
De Crébillon!C'est dans notre campagne
Que le pâle champagne
Sur les coteaux d'Aï
Mousse ébloui!C'est sur nos tapis d'herbe
Que le soleil superbe
Pourpre, frais et brûlants,
Nos vins sanglants!C'est chez nous que l'on aime
Les verres de Bohême
Qu'emplit d'or et de feu
Le sang d'un Dieu!Donc, ô lèvres vermeilles,
Buvez à pleines treilles
Sur ces coteaux penchants,
Pères des chants!Poésie et Musique,
Chantez l'amour physique
Et les coeurs embrasés
Par les baisers!Chantons ces jeunes femmes
Dont les épithalames
Attirent vers Paris
Tous les esprits!Chantons leur air bravache
Et leur corset sans tache
Dont le souple basin
Moule un beau sein;Leur col qui se chiffonne
Sur leur robe de nonne,
Leurs doigts collés aux gants
Extravagants;Leur chapeau dont la grâce
Pour toujours embarrasse,
Avec son air malin,
Vienne et Berlin;Leurs peignoirs de barège
Et leurs jupes de neige
Plus blanches que les lys
D'Amaryllis;Leurs épaules glacées,
Leurs bottines lacées
Et leurs jupons tremblants
Sur leurs bas blancs!Chantons leur courtoisie!
Car ni l'Andalousie,
Ni Venise, les yeux
Dans ses flots bleus,Ni la belle Florence
Où, dans sa transparence,
L'Arno prend les reflets
De cent palais,Ni l'odorante Asie,
Qui, dans sa fantaisie,
Tient d'un doigt effilé
Le narghilé,Ni l'Allemagne blonde
Qui, sur le bord de l'onde,
Ceint des vignes du Rhin
Son front serein,N'ont dans leurs rêveries
Vu ces lèvres fleuries,
Ces croupes de coursier,
Ces bras d'acier,Ces dents de bête fauve,
Ces bras faits pour l'alcôve,
Ces grands ongles couleur
De rose en fleur,Et ces amours de race
Qu'Anacréon, Horace
Et Marot enchantés,
Eussent chantés!Janvier 1846.
Premier SoleilItalie, Italie, ô terre où toutes choses
Frissonnent de soleil, hormis tes méchants vins!
Paradis où l'on trouve avec des lauriers-roses
Des sorbets à la neige et des ballets divins!Terre où le doux langage est rempli de diphthongues!
Voici qu'on pense à toi, car voici venir mai,
Et nous ne verrons plus les redingotes longues
Où tout parfait dandy se tenait enfermé.Sourire du printemps, je t'offre en holocauste
Les manchons, les albums et le pesant castor.
Hurrah! gais postillons, que les chaises de poste
Volent, en agitant une poussière d'or!Les lilas vont fleurir, et Ninon me querelle,
Et ce matin j'ai vu mademoiselle Ozy
Près des Panoramas déployer son ombrelle:
C'est que le triste hiver est bien mort, songez-y!Voici dans le gazon les corolles ouvertes,
Le parfum de la sève embaumera les soirs,
Et devant les cafés, des rangs de tables vertes
Ont par enchantement poussé sur les trottoirs.Adieu donc, nuits en flamme où le bal s'extasie!
Adieu, concerts, scotishs, glaces à l'ananas;
Fleurissez maintenant, fleurs de la fantaisie,
Sur la toile imprimée et sur le jaconas!Et vous, pour qui naîtra la saison des pervenches,
Rendez à ces zéphyrs que voilà revenus,
Les légers mantelets avec les robes blanches,
Et dans un mois d'ici vous sortirez bras nus!Bientôt, sous les forêts qu'argentera la lune,
S'envolera gaîment la nouvelle chanson;
Nous y verrons courir la rousse avec la brune,
Et Musette et Nichette avec Mimi Pinson!Bientôt tu t'enfuiras, ange Mélancolie,
Et dans le Bas-Meudon les bosquets seront verts.
Débouchez de ce vin que j'aime à la folie,
Et donnez-moi Ronsard, je veux lire des vers.Par ces premiers beaux jours la campagne est en fête
Ainsi qu'une épousée, et Paris est charmant.
Chantez, petits oiseaux du ciel, et toi, poëte,
Parle! nous t'écoutons avec ravissement.C'est le temps où l'on mène une jeune maîtresse
Cueillir la violette avec ses petits doigts,
Et toute créature a le coeur plein d'ivresse,
Excepté les pervers et les marchands de bois!Avril 1854.
La Voyageuse«Masques et visages...»
Gavarni.
A Caroline Letessier.
I
Au temps des pastels de Latour,
Quand l'enfant-dieu régnait au monde
Par la grâce de Pompadour,
Au temps des beautés sans seconde;Au temps féerique où, sans mouchoir,
Sur les lys que Lancret dessine
Le collier de taffetas noir
Lutte avec la mouche assassine;Au temps où la Nymphe du vin
Sourit sous la peau de panthère,
Au temps où Wateau le divin
Frète sa barque pour Cythère;En ce temps fait pour les jupons,
Les plumes, les rubans, les ganses,
Les falbalas et les pompons;
En ce beau temps des élégances,Enfant blanche comme le lait,
Beauté mignarde, fleur exquise,
Vous aviez tout ce qu'il fallait
Pour être danseuse ou marquise.Ces bras purs et ce petit corps,
Noyés dans un frou-frou d'étoffes,
Eussent damné par leurs accords
Les abbés et les philosophes.Vous eussiez aimé ces bichons
Noirs et feu, de race irlandaise,
Que l'on porte dans les manchons
Et que l'on peigne et que l'on baise.La neige au sein, la rose aux doigts,
Boucher vous eût peinte en Diane
Montrant sa cuisse au fond du bois
Et pliant comme une liane,Et Clodion eût fait de vous
Une provocante faunesse
Laissant mûrir au soleil roux
Les fruits pourprés de sa jeunesse!Car sur les lèvres vous avez
La malicieuse ambroisie
De tous ces paradis rêvés
Au siècle de la fantaisie,Et, nonchalante Dalila,
Vous plaisez par la morbidesse
D'une nymphe de ce temps-là,
Moitié nonne et moitié déesse.Vos cheveux aux bandeaux ondés
Récitent de leur onde noire
Des madrigaux dévergondés
A votre visage d'ivoire,Et, ravis de ce front si beau,
Comme de vertes demoiselles,
Tous les enfants porte-flambeau
Vous suivent en battant des ailes.Tous ces petits culs-nus d'Amours,
Groupés sur vos pas, Caroline,
Ont soin d'embellir vos atours
Et d'enfler votre crinoline,Et l'essaim des Jeux et des Ris,
Doux vol qui folâtre et se joue,
Niche sous la poudre de riz
Dans les roses de votre joue.Vos sourcils touffus, noirs, épais,
Ont des courbes délicieuses
Qui nous font songer à la paix
Sous les forêts silencieuses,Et les écharpes de vos cils
Semblent avoir volé leurs franges
A la terre des alguazils,
Des manolas et des oranges.
II
Au fait, vous avez donc été,
Loin de nos boulevards moroses,
Pendant tout ce dernier été,
Sous les buissons de lauriers-roses?Le fier soleil du Portugal
Vous tendait sa lèvre obstinée
Et faisait son meilleur régal
Avec votre peau satinée.Mais vous, tordant sur l'éventail
Vos petits doigts aux blancheurs mates
Vous découpiez Scribe en détail
Pour les rois et les diplomates;Et, digne d'un art sans rivaux,
Pour charmer les chancelleries,
Vous avez traduit Marivaux
En mignonnes espiègleries.C'est au mieux! L'astre des cieux clairs
Qui fait grandir le sycomore
Vous a donné des jolis airs
De Bohémienne et de More.Vous avez pris, toujours riant,
Dans cet éternel jeu de barres,
La volupté de l'Orient
Et le goût des bijoux barbares,Et vous rapportez à Paris,
Ville de toutes les décences,
Les molles grâces des houris
Ivres de parfums et d'essences.C'est bien encor! même à Turin
Menez Clairville, puisqu'on daigne
Nous demander un tambourin
La-bàs, chez le roi de Sardaigne.Mais pourtant ne nous laissez pas
Nous consumer dans les attentes!
Arrêtez une fois vos pas
Chez nous, et plantez-y vos tentes.Tout franc, pourquoi mettre aux abois
Cet Éden, où le lion dîne
Chaque jour de la biche au bois
Et soupe de la musardine?Valets de coeur et de carreau
Et boyards aux fourrures d'ourses,
Loin de vous, sachez-le, Caro,
Tout s'ennuie, au bal comme aux courses.Vous nous disputez les rayons
Avec des haines enfantines,
Et jamais plus nous ne voyons
Que les talons de vos bottines.Songez-y! Vous cherchez pourquoi
Ma muse, qui n'est pas méchante,
M'ordonne de me tenir coi
Et ne veut plus que je vous chante?C'est que vos regards inhumains
Ont partout des intelligences,
Et tout le long des grands chemins
Vont arrêter les diligences.Février 1858.
Éveil
ÉVOHÉ
Némésis intérimairePuisque la Némésis, cette vieille portière,
Court en poste et regarde à travers la portière
Des arbres fabuleux faits comme ceux de Cham,
Laissons Chandernagor, Pékin, Bagdad ou Siam
Posséder ses appas, vieux comme sainte Thècle,
Et désabonnons-nous le plus possible au Siècle.
Ne pleure pas, public qui lis encor des vers.
Je ne te dirai pas: Les raisins sont trop verts;
Et, quant à s'en passer, je sais ce qu'on y risque;
J'ai fait pour toi l'achat d'une jeune odalisque.
Celle qui part était infirme à force d'ans:
Elle boitait; la mienne a ses trente-deux dents,
L'oeil vif, le jarret souple: elle est blanche, elle est nue,
Charmante, bonne fille, et de plus inconnue.
Elle a le col de cygne et les trente beautés
Que la Grèce exigeait de ses divinités,
Et ce ne sont partout, sous sa robe qui pouffe,
Que cheveux d'or, que lys et que roses en touffe.
La voilà présentée, et, mon bras sous le sien,
Nous allons tous les deux, pareils au groupe ancien
D'une jeune bacchante agaçant un satyre,
Du mieux que nous pourrons jouer à la satire.
Nous savons, aussi bien que feu Barthélemy,
Sur sa lyre à dix voix trouver l'ut et le mi.
Puisqu'il a pris enfin la poudre d'escampette,
O ma folle, ô ma Muse, embouche ta trompette
Qui fouette les carreaux comme un clairon de Sax;
Sur ton front chevelu mets le casque d'Ajax,
Galope et fais claquer sur les peaux les plus chères
Ton fouet et son pommeau ciselé par Feuchères!
Lesbienne rêveuse, éprise de Phyllis,
Tu n'as pas, il est vrai, célébré S.......,
Ni fait de Giraudeau ton souteneur en titre;
Ni dans des vers gazés, qui font rougir un pitre,
Fait éclore, en prenant la flûte et le tambour,
Un édit paternel pour les filles d'amour;
Ni, comme l'Amphion de ces pignons godiches,
Fait surgir à ta voix les colonnes-affiches.
Mais enfin, c'est par toi qu'un jour le Triolet
Ressuscita des morts et resta ce qu'il est,
Et, pour mieux mettre à vif nos modernes Linière,
Devint une épigramme aiguisée en lanière;
On a su par toi seule, en ce Paris élu,
Ce que valent Néraut, Tassin et Grédelu;
Sur ton Rondeau tel barde, imprimé vif chez Claye,
S'est vu traîner vivant comme sur une claie,
Et par toi ce bel âge apprit, en même temps,
Qu'un nouvel Archiloque est âgé de huit ans.
Vois, le siècle est superbe et s'offre au satirique:
Géronte dans le sac attend les coups de trique,
Et sera trop heureux, Muse aux regards sereins,
Si tu lui fais l'honneur de lui casser les reins.
Regarde autour de toi ces mille nids d'insectes
Qui fourmillent en paix dans des fanges suspectes,
Et que tu vas fouler aux pieds de ton coursier!
Messaline, ta soeur, l'amante aux bras d'acier,
De qui trois cents Romains composaient l'ordinaire,
Ne serait aujourd'hui qu'une pensionnaire,
Et pourrait concourir pour le prix de vertu.
Les nôtres ont un Claude imbécile et tortu,
Qui, toujours généreux au degré nécessaire,
Pour les faire oublier donne tant par ulcère.
Quelle est la Cléopâtre à trois cents francs par mois,
Dont l'Antoine en gants blancs, venu de l'Angoumois,
Ne prenne pas plaisir à voir fondre sa perle?
Dès qu'Antoine est à sec, plus joyeuse qu'un merle,
Cléopâtre s'enfuit sur l'aile d'un steamer,
Et, de Waterloo-Road affrontant la rumeur,
Puise à ces fonds secrets que, pour ses amourettes,
La perfide Albion avance à nos lorettes.
Demande au soleil d'or, qui mûrit les cotons,
Combien notre Opéra, refuge de gothons,
En dévore en un soir pour un ballet féerique,
Et demande à Sappho, la Lélia lyrique,
Dont la lèvre du vent rougit les froids appas,
Si, par quelque hasard, elle ne saurait pas
Quels timides aveux et quelles confidences,
Au mépris de l'archet enragé pour les danses,
Nos petites Laïs, dans les coins hasardeux,
Au bal Valentino chuchotent deux à deux?
Alcippe a le renom d'un homme littéraire.
Il gagne peu d'argent. Est-il pauvre? Au contraire.
Sa femme, une poupée aux petits airs souffrants,
En cailloux de princesse a deux cent mille francs,
Et, dès le grand matin, porte pour ses sorties
Des bottines de soie en couleurs assorties
A la robe du jour. Alcippe a deux landaus
Et de petits habits qui plissent sur le dos;
Madame a son lundi; c'est un groom en livrée
Qui porte à la Revue, à bon droit enivrée,
Les tartines d'Alcippe, et ces époux profonds
Ont leur loge au Gymnase et leur loge aux Bouffons.
Alcippe, homme de goût, poëte et dramatiste,
Est un original extrêmement artiste;
Il croit sincèrement devoir à son travail
Les dollars que madame a trouvés en détail
Sous les petits coussins d'une amie un peu mûre,
Dont pour aucun de nous le boudoir ne se mure.
Si pourtant le mari, que favorise un dieu,
Veut s'étonner, madame, en souriant un peu,
Répond qu'elle a gagné cet argent à la Bourse.
En peut-on à ce point méconnaître la source!
L'ange des actions, que chacun invoquait,
Manque à présent de tout, ainsi que Bilboquet;
Et la bourse où madame a gagné, c'est la nôtre:
C'est la maigreur des uns qui fait un ventre à l'autre.
Damon... Mais à quoi bon fatiguer votre voix?
Muse, n'essayons pas de peindre en une fois
Les immoralités de ce siècle bizarre.
Nous en avons de reste au quartier Saint-Lazare,
Pour remplir largement trois mille feuilletons.
Tant de taureaux de Crète et de serpents Pythons
Se dressent à l'envi dans ce grand marécage,
Que nous demanderons du temps pour mettre en cage
Ces monstres de féerie, et pour bien copier
Leurs langues de drap rouge et leurs yeux de papier.
Voyez les Auvergnats, les pairs, les gens de lettres,
Les Tom-Pouces âgés de quatre centimètres,
Le lézard-violon, le hanneton-verrier,
Le café de maïs, l'annonce Duveyrier,
Le journal vertueux, Aymé, dentiste équestre,
Et là-bas Mirliton qui s'érige en orchestre!
Hilbey! Carolina! Toussenel! le guano!
Et Mangin! et Clairville! et maître Chicoisneau!
Et la Bourse! et Madrid! et l'Odéon! et Rolle!
Et le nez de Guttiere! et Buloz! et l'École
Du Bon-Sens! et le Bal des Chiens! et le Journal
Des Chasseurs! Janin même, aidé de Juvénal,
Y perdrait son latin. Voyez, mademoiselle,
Ce qui vous reste à faire, et déployez du zèle.
Quand, rouge de plaisir et les yeux étoilés,
Ton cheval et ton casque au vent échevelés,
On te verra courir, ô Muse jeune et folle!
Les critiques eux-même, et les plus vieux, et Rolle,
Te suivront d'un regard lascif, ô mes amours!
Oubliant qu'ils sont vieux et le furent toujours!Novembre 1845.
Les Théâtres d'enfantsBonsoir, chère Évohé. Comment vous portez-vous?
Vous arrivez bien tard! Comme vos yeux sont doux
Ce soir! deux lacs du ciel! et la robe est divine.
Quel écrin! vous aimez Diaz, on le devine.
Vos poignets amincis sortent comme des fleurs
De cette mousseline aux replis querelleurs;
Ce col simple est charmant, ce chapeau de peluche
Blanche, ce tour de tête avec son humble ruche,
Vous donnent, ma déesse, un air tout virginal,
Et chez vous Gavarni complète Juvénal.
Vous marcheriez sans bruit parmi les feuilles sèches,
Et si jamais l'enfant Éros manque de flèches,
Il vous demandera les cils de cet oeil noir.
Quel dommage qu'il soit déjà samedi soir,
Et qu'il faille chanter, ô ma Muse folâtre!
Car je vous aurais dit: " Le feu brille dans l'âtre,
La verte salamandre y sautille en rêvant;
Laissons tomber la pluie et soupirer le vent,
Car les sophas sont doux loin des regards moroses,
Et nos verres de vin sont pleins de rayons roses. "
Mais Karr peut seul flâner aux grèves d'Étretat.
Un dieu ne nous fit pas ces loisirs: notre état,
C'est de fouetter au sang, comme Croquemitaine,
Tous les petits vauriens, d'une façon hautaine.
Nous leur faisons bien peur! Heureusement je vois
Que mon Croquemitaine, avec sa grosse voix,
Avale à belles dents les bonbons aux pistaches,
Porte des bas à jour et n'a pas de moustaches.
La moustache irait mal avec sa douce peau.
Mais nous perdons du temps! Jetez là ce chapeau,
La robe, les jupons; tirez cette baleine,
Ce bas de cachemire avec sa blanche laine;
Otez ce joyau d'or et ce petit collier.
Il faut, ma chère enfant, vous mettre en cavalier.
Nous allons dans un bouge où, tout le long du drame,
L'on est fort exposée en costume de femme.
Passez ce pantalon et ces bottines, qui
Viennent de chez Renard et de chez Sakoski;
Cachez votre beau sein dans un gilet bien juste.
Ce frac va déguiser tous les trésors du buste.
Bien. Maintenant, prenez, comme les plus ardents,
Le twine sur le bras et le cigare aux dents;
Faites mordre à propos par l'épingle inhumaine
Vos cheveux d'or. C'est tout. Venez, et Dieu nous mène!
Le Tartare des Grecs, où le cruel Typhon
Les cent gueules en feu paraît encor bouffon;
Tobolsk, la rue aux Ours, qui n'a pas de Philistes,
L'enfer, où pleureront les matérialistes,
La Thrace aux vents glacés, les monts Hymalaïa,
L'hôtel des Haricots, Saint-Cloud, Batavia,
Mourzouk, où l'on rôtit l'homme comme une dinde,
Les mines de Norwège et les grands puits de l'Inde,
Asiles du serpent et du caméléon,
L'Etna, Botany-Bay, l'Islande et l'Odéon
Sont des Édens charmants et des pays du Tendre,
A côté de l'endroit où nous allons nous rendre.
Nulle part, fût-ce même au fond de la Cité,
L'Impudeur, la Débauche et la Lubricité,
La Luxure au front blanc creusé de cicatrices,
Et le Libertinage avec ses mille vices,
Ne dansèrent en choeur ballets plus triomphants!
C'est ce que l'on appelle un Théâtre d'enfants.
Figure-toi, lecteur, une boîte malsaine;
Des lauriers de papier couronnent l'avant-scène,
Et vous voyez se tordre avec un air moqueur
Des camaïeus bleu tendre à soulever le coeur.
Quatre violons faux grincent avec la flûte,
La clarinette beugle, et dans leur triste lutte
Le cornet à piston survient tout essoufflé,
Comme un cheval boiteux pris dans un champ de blé,
Et qui, les yeux hagards, s'enfuit avec démence.
Mais le rideau se lève et la pièce commence.
Des petits malheureux affublés d'oripeaux,
Infirmes, rabougris, et suant dans leurs peaux,
Récitent une prose à crier: " A la garde! "
Et brament des couplets d'une voix nasillarde.
La scrofule a détruit les ailes de leur nez;
Leur joue est molle et tombe en plis désordonnés;
Les yeux tout chassieux prennent des tons d'absinthe,
Et l'épine dorsale a l'air d'un labyrinthe.
Ils sautent au hasard comme de petits faons.
Vous, homme simple et bon, rien qu'à voir ces enfants,
Estropiés sans doute et battus par leurs maîtres,
Vous les plaignez déjà, ces pauvres petits êtres!
Mais un monsieur bien mis, un abonné du lieu,
Qui hante la coulisse et fait le Richelieu,
Vous apprend que ces nains, dont la race fourmille,
Ont cinquante ans et sont des pères de famille.
Ils grisonnent; ils sont comme vous, chers lecteurs,
Gardes nationaux, poëtes, électeurs,
Et portent des faux cols; c'est le vice précoce
Qui les a desséchés comme un pois dans sa cosse;
Leur femme, déjà vieille, élève un rossignol,
Et l'un d'eux est orné de quelque ordre espagnol.
A ces mots, voyant clair dans ce honteux arcane,
Honnête citadin, vous prenez votre canne,
Et le sage parti, trois fois sage en effet,
De fuir en maudissant le maire et le préfet,
A moins que, comme nous, aimant l'allégorie,
Vous ne restiez pour voir la fantasmagorie.
C'est un spectacle heureux et d'un effet hardi.
Il ne vous montre pas la lune en plein midi,
Mais il donne le droit d'éteindre les chandelles.
L'amour est libre alors et vole à tire-d'ailes,
Et l'on peut souhaiter un endroit écarté
Où de n'être pas chaise on ait la liberté.
Serrez-vous contre moi, chère Évohé, ma muse!
Voici l'heure où bientôt l'habit qui les abuse
Va devenir utile, abominablement.
Trois fois heureux encor si ce déguisement,
A dessein médité pour ce moment critique,
Peut éloigner de vous ce public éclectique!
Donc, à ces cris que pousse en mourant la vertu,
Honteuse de mourir sans avoir combattu,
Au bruit de ces soupirs qu'un faible écho répète,
Sauvons-nous au hasard sans tambour ni trompette!
Allons chez nous, ma mie, ô ma Muse à l'oeil bleu!
Et, la main dans la main, lisons au coin du feu,
Cependant qu'au dehors le vent siffle et détonne,
Les Chants du crépuscule et Les Feuilles d'automne.
Car, tandis que là-bas l'enfance, sous le fouet,
A de honteux vieillards sert de honteux jouet,
Il est doux de revoir, dans les odes écloses,
Les beaux petits enfants sourire avec les roses,
Et la mère au beau front pour ce charmant essaim
Répandre sans compter les perles de son sein;
Et d'écouter en soi chanter avec les heures
L'harmonieux concert des voix intérieures!Décembre 1845.
L'Opéra turcChère Évohé, voici le carnaval qui vient,
Et l'on danse à la fin du mois, s'il m'en souvient.
Je voulais vous montrer une chose divine,
Un domino charmant que Gavarni dessine,
Une surprise, enfin! Pourquoi venir le soir?
Nous n'avons même pas le temps de nous asseoir,
Quand j'aurais, pour rester sur ces divans sublimes,
Encor plus de raisons que vous n'avez de rimes!
Il faut partir. Prenez votre châle, Évohé.
Si je ne vous savais un coeur très dévoué,
Et de l'esprit à flots, si vous étiez bégueule,
Je vous engagerais à rester toute seule;
Car je crois qu'il s'agit d'aller, à pas de loup,
Attaquer un défaut que vous avez beaucoup.
Vous voyez trop souvent votre amie au king's-Charles...
Mais je ne veux savoir que ce dont tu me parles!
Tortille tes cheveux avec des tresses d'or,
O ma Muse, et volons sur l'aile d'un condor
Jusqu'au pays féerique où les blanches sultanes
Baignent leurs corps polis à l'ombre des platanes,
Et s'enivrent le coeur aux chansons du harem
Sous les rosiers de Perse et de Jérusalem,
Tandis qu'en souriant, les esclaves tartares
Arrachent des soupirs à l'âme des guitares.
Il était à Stamboul un théâtre enchanteur,
Dont le sultan lui-même était le directeur:
La Musique et ses voix, l'altière Poésie,
Les danses de l'Espagne et de la molle Asie
Enchantaient, par l'accord des rhythmes bondissants,
Ce palais ébloui de feux resplendissants.
Or, le sultan, naguère, en ses jours d'allégresse,
Avait dormi longtemps chez les filles de Grèce,
Et, versant des parfums sous le ciel embaumé,
Ainsi que Magdeleine avait beaucoup aimé.
Mais quand l'âge eut glacé tristement cette lave,
Il fut, à son hiver, l'esclave d'une esclave
Qui lui chantait le soir de doux airs espagnols,
D'une voix douce à faire envie aux rossignols.
Elle avait les langueurs des filles de la Gaule,
Soit qu'elle soupirât la romance du Saule,
Ou quelque chant d'amour plaintif ou singulier,
Sous l'habit provocant d'un jeune cavalier.
Mais sa pourpre, fatale aux amours des captives,
Buvait le sang vermeil des blanches et des Juives,
Et ses regards, emplis de force et de douceur,
Demandaient chaque mois la tête d'un danseur.
Lorsque la Favorite, avec ses airs de reine,
Apparaissait, portant la couronne sereine
Dont les lys enflammés ruisselaient en marchant,
Tout le peuple ébloui du ballet et du chant
Tremblait devant son doigt noyé dans la dentelle.
Un seul avait trouvé sa grâce devant elle,
Ardent comme un lion ou comme le simoun,
Un habile chanteur qu'on appelait Medjnoun.
Or, ce jeune homme avait la perle des maîtresses,
Une blanche houri qui, par ses longues tresses,
Jetait aux quatre vents tous les parfums d'Ophir,
Paupière aux sourcils noirs, prunelles de saphir,
Gazelle pour la grâce indolente des poses,
Nourmahal, dont la lèvre enamourait les roses.
Medjnoun se demandait quel ange au firmament
Avait fondu pour lui des coeurs de diamant,
Lorsque, par une nuit claire d'astres sans nombre,
Errant par les sentiers du jardin comme une ombre,
Près d'un kiosque doré, que les pâles jasmins
Et les lys aux yeux d'or entouraient de leurs mains,
Et sur lequel aussi dormaient dans la nuit brune
Les blancs rosiers baignés des blancs rayons de lune,
Par la fenêtre ouverte il entendit deux voix.
L'une disait (c'était la Favorite): " Oh! vois,
Ma Nourmahal! jamais le coeur des jeunes hommes
Ne s'attendrit; mais nous, ma chère âme, nous sommes
Douces; nos longs cheveux sur nos seins endormis
Ont l'air en se mêlant de deux fleuves amis;
Les rayons de la nuit argentent nos pensées,
Lorsque, dans un hamac mollement balancées,
Entrelaçant nos bras, nous chantons deux à deux,
Ou que, nous confiant à des flots hasardeux,
Et laissant l'eau d'azur baiser nos gorges blondes,
Nous en dérobons l'or sous la moire des ondes. "
La Favorite alors, les yeux noyés de pleurs,
Voyait à chaque mot éclore mille fleurs
Sur le sein de l'enfant rougissante et sans voiles,
Et, le regard perdu dans ses yeux pleins d'étoiles
Comme les océans du ciel oriental,
Était agenouillée aux pieds de Nourmahal,
Et Nourmahal honteuse, au bout de chaque phrase,
Ramenait sur son cou sa tunique de gaze.
-- " Permettez, dit Medjnoun, entrant à la Talma,
Qu'ici je vous salue, et que j'emmène ma
Maîtresse; il se fait tard, et notre chambre est prête. "
Medjnoun fut le jour même admis à la retraite.
O frères de don Juan! dompteurs des flots amers,
Qui dérobez la perle au sein meurtri des mers,
Vous dont l'ardente lèvre eût bu jusqu'à la lie
Les mystères sacrés de Gnide et d'Idalie,
Avec vos doigts sanglants fouillez l'oeuvre de Dieu,
Et vous ne trouverez jamais, sous le ciel bleu,
Si chaste lèvre, encor pleine de fleurs mi-closes,
Dont la pâle Amitié n'ait effeuillé les roses!
Toi qui, depuis longtemps, avec ton pied vainqueur,
As foulé pas à pas les replis de mon coeur,
Blonde Évohé! tu sais si j'aime le théâtre.
Polichinelle seul peut me rendre idolâtre,
Et, lorsque nous prenons des billets au bureau,
C'est pour voir, par hasard, Giselle ou Deburau.
Pour la grande musique, elle est notre ennemie;
Les Lauriers sont coupés et J'aime mieux ma mie,
Avec la Kradoudja, suffisent à nos voeux,
Et le moindre trio fait dresser nos cheveux.
Eh bien! ma pauvre fille, il faut parler musique!
La basse foudroyante et le ténor phthisique
Nous font l'oeil en coulisse et demandent nos vers;
Duègne au nez de rubis, ingénue aux bras verts,
Ciel rouge, galonné de quinquets pour la frange,
Il faut décrire tout, jusqu'aux arbres orange.
La clarinette aspire à des canards écrits,
Et le bugle naissant nous réclame à grands cris.
Donc, samedi prochain nous dirons à l'Europe
Comme tombe le cèdre au niveau de l'hysope,
Et comment, et par quels joueurs d'accordéon,
L'Opéra, devenu pareil à l'Odéon,
A vu, depuis trois ans, aux stalles dédaignées,
S'empiler en monceau les toiles d'araignées;
Et comment il a fait, pour trouver un ténor,
Des voyages plus longs que tous ceux d'Anténor.
Après tous nos malheurs et ton frac mis en loques,
Tu dois haïr Thalie et toutes ses breloques;
Mais si tu peux encor me suivre sans frémir,
Je te promets ce soir ce bijou de Kashmir
Qu'un faible vent d'été ride comme les vagues,
Et qui passe aux travers des plus petites bagues.Décembre 1845.
Académie royale de musiqueO Parnasse lyrique! Opéra! palais d'or!
Salut! L'antique Muse, en prenant son essor,
Fait traîner sur ton front ses robes sidérales
Et défiler en choeur les danses sculpturales.
Peinture! Poésie! arts encore éblouis
Des rayons frissonnants du soleil de Louis!
Musique, voix divine et pour les cieux élue,
O groupe harmonieux, Beaux-Arts, je vous salue!
O souvenirs! c'est là le théâtre enchanté
Où Molière et Corneille et Mozart ont chanté.
C'est là qu'en soupirant la Mort a pris Alceste;
Là, Psyché, tout en pleurs pour son amant céleste,
A croisé ses beaux bras sur le rocher fatal;
Là, naïade orgueilleuse aux palais de cristal,
Versailles, reine encore, a chanté son églogue;
Là, parmi les détours d'un charmant dialogue,
Angélique et Renaud, Cybèle avec Atys
Ont cueilli la pervenche et le myosotis,
Et la Muse a suivi d'un long regard humide
Les amours d'Amadis et les amours d'Armide.
Là, Gluck avec Quinault, Quinault avec Lulli
Ont chanté leurs beaux airs pour un siècle poli:
Là, Rossini, vainqueur des lyres constellées,
Fit tonner les clairons de ses grandes mêlées,
Et fit naître à sa voix ces immortels d'hier,
Ces vieux maîtres: Auber, Halévy, Meyerbeer.
C'est là qu'Esméralda, la danseuse bohème,
Par la voix de Falcon nous a dit son poëme,
Et que chantait aussi le cygne abandonné
Dont le suprême chant ne nous fut pas donné.
Ici Taglioni, la fille des sylphides,
A fait trembler son aile au bord des eaux perfides,
Puis la Danse fantasque auprès des mêmes flots
A fait carillonner ses grappes de grelots.
O féerie et musique! ô nappes embaumées
Qu'argentent les wilis et les pâles almées!
O temple! clair séjour que Phébus même élut,
Parnasse! palais d'or! grand Opéra, salut!
Le cocher s'est trompé. Nous sommes au Gymnase.
Un peuple de bourgeois, nez rouge et tête rase,
Étale des habits de Quimper-Corentin.
Un notaire ventru saute comme un pantin,
Auprès d'un avoué chauve, une cataracte
D'éloquence; sa femme est verte et lit L'Entr'acte.
Elle arbore de l'or et du strass à foison,
Et renifle, et sa gorge a l'air d'une maison.
Auprès de ce sujet, dont la face verdoie,
S'étalent des cous nus, pelés comme un cou d'oie
Plumée; et, pêle-mêle, au long de tous ces bancs
Traînent toute l'hermine et tous les vieux turbans
Qui, du Rhin à l'Indus, aient vieilli sur la terre.
J'apprends que l'un des cous est fille du notaire.
O ciel! voici, parmi ces gens à favoris,
Un vieux monsieur qui porte un habit de Paris.
Il a l'air fort honnête et reste bouche close;
Adressons-nous à lui pour savoir quelque chose.
C'est une occasion qu'il est bon de saisir.[Moi.]
Monsieur, voudriez-vous me faire le plaisir
De me dire quels sont ces cous d'oie et ces hommes
Jaunes, et dans quel lieu de la terre nous sommes?
Je me suis égaré, cette dame est ma soeur.
Où suis-je?[Le monsieur qui a l'air honnête.]
A l'Opéra.[Moi.]
Vous êtes un farceur![Le notaire ventru.]
Oui, biche, le rideau que tu vois représente
Le roi Louis Quatorze en seize cent soixante-
Douze. Il portait, ainsi que l'histoire en fait foi,
Une perruque avec des rubans. Le grand roi,
Entouré des seigneurs qui forment son cortège,
Donne à Lulli, devant sa cour, le privilège
De l'Opéra, qu'avait auparavant l'abbé
Perrin.[Un des cous.]
Papa, je crois que mon gant est tombé.[Le notaire ventru.]
Ça se nettoie avec de la gomme élastique.[L'avoué.]
Oui, madame, j'assigne et voilà ma tactique.[Un avocat.]
On l'appelait au Mans maître Pichu minor.
Et moi maître Pichu major.[M. Josse.]
Le Koh-innor...[Un lampiste à lunettes d'or.]
Silence![Le bâton du régisseur.]
Pan! pan! pan![L'avoué.]
Je ne suis pas leur dupe![Second cou.]
Maman, ce gros monsieur veut s'asseoir sur ma jupe.[La dame verte.]
Pince-le.[Le notaire ventru.]
Je ne sais où sera le nouvel
Opéra. C'est, dit-on, à l'ancien que Louvel...[L'orchestre.]
Tra, la, la, la, la; ta, la, la, la, lère.[Moi.]
Qu'est-ce
Que ce bruit-là, monsieur? qu'a donc la grosse caisse
Contre ces violons enrhumés du cerveau?
Et pourquoi préluder à l'opéra nouveau
Par J'ai du bon tabac?[Le monsieur qui a l'air honnête.]
Monsieur, c'est l'ouverture
De Guillaume Tell.[Moi.]
Ah![L'avocat.]
Madame, la nature
De la pomme de terre est d'aimer les vallons.
Elle atteint dans le Puy la grosseur des melons.[Premier cou.]
Mon corset me fait mal.[M. Canaple sur la scène.]
" Il chante et l'Helvétie
Pleure sa liberté! "[L'avocat.]
Que la démocratie
S'organise, on verra tous les partis haineux
Fondre leurs intérêts.[Choeur général sur la scène.]
" Célébrons les doux noeuds! "[Second cou.]
Mon cothurne est cassé.[M. don Juan dans la loge infernale.]
Veux-tu nous aimer, Gothe?
Soupons-nous à l'Anglais?[Mlle Gothe sur la scène.]
Non, c'est une gargote.[Choeur des Suisses sur la scène.]
" Courons armer nos bras! "[Un triangle égaré.]
Ktsin![Une clarinette retardataire.]
Trum![Choeur de femmes sur la scène.]
" Toi que l'oiseau
Ne suivrait pas! "[L'avoué.]
Monsieur, ma femme est un roseau
Pour la douceur.[Un violon méchant.]
Vzrumz! vzrumz!
[M. Arnoux sur le théâtre.]
Hou! hou![M. Obin sur le théâtre.]
Tra, tra.[Premier cou.]
Titine,
Le monsieur met son pied le long de ma bottine.[M. Arnoux sur le théâtre.]
La hou, la hou, la ha.[M. Obin sur le théâtre.]
Tra trou, trou tra, trou, trou![Le notaire ventru.]
Monsieur, que pensez-vous du Genest de Rotrou?[Choeur des Suisses sur la scène.]
" Le glaive arme nos bras! "
[L'avoué.]
Mais! la pièce est baroque.
Ce n'est pas tout à fait dans les moeurs de l'époque.
Elle aurait eu besoin d'un bon coup de ciseau.[Le notaire ventru.]
Hum! c'est selon.[M. Arnoux sur le théâtre.]
Hou! hou![M. Obin sur le théâtre.]
Tra! tra![Choeur de femmes sur la scène.]
" Toi que l'oiseau!... "[Choeur de femmes sur la scène.]
" Toi qui n'es pas... "[M. Arnoux sur le théâtre.]
Hou! hou![M. Obin sur le théâtre.]
Tra! tra![La dame verte.]
J'ai chaud aux joues.[Le triangle égaré.]
Ktsin!
[La clarinette retardataire.]
Trum![Le notaire ventru.]
Bibiche, c'est le morceau que tu joues
Sur ton piano.[Premier cou.]
Ça![L'avoué.]
J'ai dit à Ducluzeau
Ce que c'est que l'affaire.[M. Arnoux sur le théâtre.]
Hou! hou![Choeur de femmes sur la scène.]
" Toi que l'oiseau!... "
O ma blonde Évohé, ma muse au chant de cygne,
Regarde ce qu'ils font de ce théâtre insigne.
O pudeur! autrefois, dans ces décors vivants
Où l'oeil voyait courir le souffle ailé des vents,
L'eau coulait en ruisseau dans les conques de marbre,
Et le doigt du zéphyr pliait les feuilles d'arbre.
L'orchestre frémissant envoyait à la fois
Son harmonie à l'air comme une seule voix;
Tout le corps de ballet marchait comme une armée:
Les déesses du chant, troupe jeune et charmée,
Belles comme Ophélie et comme Alaciel,
Avaient dans le gosier tous les oiseaux du ciel;
La danse laissait voir tous les trésors de Flore
Sous les plis de maillots, vermeils comme l'aurore;
C'était la vive Elssler, ce volcan adouci,
Lucile et Carlotta, celle qui marche aussi
Avec ses pieds charmants, armés d'ailes hautaines,
Sur la cime des blés et l'azur des fontaines.
L'audace d'une femme, arrêtant ce concours,
A remis une bande au bas des jupons courts
Et plongé les ténors au sein de la banlieue.
Cruelle Éris, déesse à chevelure bleue,
Déesse au dard sanglant, déesse au fouet vainqueur,
Change mon encre en fiel; mets autour de mon coeur
L'armure adamantine, et dans mon front évoque,
Mètre de clous armé, l'ïambe d'Archiloque!
L'ïambe est de saison, l'ïambe et sa fureur,
Pour peindre dignement ces spectacles d'horreur
Et les sombres détails de ce cloaque immense.
Vous, mesdames, prenez vos flacons, je commence.
Un fantôme d'Habneck, honteux de son déchet,
Agite tristement un fantôme d'archet;
L'harmonieux vieillard est quinteux et morose:
Il est devenu gai comme Louis Monrose.
Ses violons fameux que l'on voyait, dit-on,
Pleins d'une ardeur si noble, obéir au bâton,
L'archet morne à présent et la corde lâchée,
Semblent se conformer à sa mine fâchée;
Et tout l'orchestre, avec ses cuivres en chaudrons,
Ainsi qu'un vieux banquier poursuivant les tendrons,
Ou qu'un vers enjambant de césure en césure,
Lui-même se poursuit de mesure en mesure.
La musique sauvage et le drôle de cor
Qui guide au premier mai la famille Bouthor;
Chez notre Deburau, les trois vieillards épiques
Qui font grincer des airs pointus comme des piques;
Le concert souterrain des aveugles; enfin
L'antique piano qui grogne à Séraphin
Et l'orchestre des chiens qu'on montre dans les foires,
Auprès de celui-là charment leurs auditoires.
Mais si rempli qu'il soit de grincements de dents,
Quels que soient les canards qui barbotent dedans,
Si féroce qu'il semble à toute oreille tendre,
Il vaut mieux que le chant qu'il empêche d'entendre.
Les choristes, rangés en affreux bataillons,
Marchent ad libitum en traînant des haillons;
Les femmes, effrayant le dandy qu'elles visent,
Chantent faux des vers faux; même, elles improvisent!
O ruines! leurs dents croulent comme un vieux mur,
Et ces divinités, toutes d'un âge mûr,
Dont la plus séduisante est horriblement laide,
Font rêver par leurs os aux dagues de Tolède.
Leurs jupons évidés marchent à grands frous-frous,
Et leur visage bleu, percé de mille trous,
S'étale avec orgueil comme une vieille cible.
Les hommes sont plus laids encor, si c'est possible.
Triste fin! si l'on songe, en voyant ces objets,
Que ce choeur endurci vaut les premiers sujets!
Plus de ténors! Leur si demande un cataplasme,
Et l'ut, le fameux ut, tombe dans le marasme.
En vain Pillet tremblant envoya ses zélés
Parcourir l'Italie avec leurs pieds ailés;
En vain ils ont fouillé Rome, ville papale,
Naples, où la princesse à la pâleur fatale
Donne des rendez-vous aux jeunes cavaliers,
Et, courtisane avec des palais en colliers,
Venise, où lord Byron, deux fois vainqueur des ondes,
Poussait son noir coursier le long des vagues blondes,
Et Florence, où l'Arno, parmi ses flots tremblants,
Mêle l'azur du ciel avec les marbres blancs;
Jusqu'au golfe enchanteur qu'un paradis limite,
L'ut ne veut plus lutter, le ténor est un mythe.
Seul, ô Duprez! toujours plus grand, toujours vainqueur,
Toujours lançant au ciel ton chant qui sort du coeur,
Fièrement appuyé sur ta large méthode
Qui reste, comme l'art, au-dessus de la mode,
O Duprez! ô Robert! Arnold! Éléazar!
En voyant les cailloux qu'on met devant ton char,
Et les rivaux honteux que la haine te donne
Lorsque ta voix sublime à la fin t'abandonne,
Toujours maître de toi, tu luttes en héros,
Toujours roi, toujours fort, tandis que tes bourreaux
Inventent vingt ténors devant qui l'on s'incline,
Et qui durent un an, comme la crinoline.
Ah! du moins nous avons la Danse, un art divin!
Et l'homme le plus fait pour être un écrivain,
Célébrât-il Louis et portât-il perruque,
Fût-il Caton, fût-il Boileau, fût-il eunuque,
Ne pourrait découvrir l'ombre d'un iota
Pour défendre à ses vers d'admirer Carlotta.
Son corps souple et nerveux a de suaves lignes;
Vive comme le vent, douce comme les cygnes,
L'aile d'un jeune oiseau soutient ses pieds charmants,
Ses yeux ont des reflets comme des diamants,
Ses lèvres à l'Éden auraient servi de portes;
Le jardin de Ronsard, de Belleau, de Desportes,
Devant Cypre et Chloris toujours extasiés,
A, pour les embellir, donné tous ses rosiers.
Elle va dans l'azur, laissant flotter ses voiles,
Conduire en souriant la danse des étoiles,
Poursuivre les oiseaux et prendre les rayons;
Et, par les belles nuits, d'en bas nous la voyons,
Dans les plaines du ciel d'ombre diminuées,
Jouer, entrelacée à ses soeurs les nuées,
Ouvrir son éventail et se mirer dans l'eau.
Qu'auriez-vous pu trouver à redire, ô Boileau?
Une chose bien simple, hélas! La jalousie
Nous cache tout ce luxe et cette poésie,
De même qu'autrefois, par un crime impuni,
Les mêmes envieux cachaient Taglioni,
Cet autre ange charmant des cieux imaginaires.
Sombre Junon! Les Dieux ont-ils de ces colères?
Aimez-vous les décors? On n'en met nulle part.
Les vieux servent toujours, percés de part en part,
Et, par la main du Temps noircis comme des forges,
Ils pendent en lambeaux comme de vieilles gorges.
Les arbres sont orange, et, dans Guillaume Tell,
La montagne est percée à jour comme un tunnel.
Le temple de Robert, ses colonnes en loques,
S'agite aux quatre vents comme des pendeloques,
Et le couvent a l'air de s'être bien battu.
Dans La Muette enfin, mirabile dictu!
L'éruption se fait avec du papier rouge
Derrière lequel brille un lampion qui bouge.
Le machiniste, un sage, ennemi des succès,
Imite à tour de bras le Théâtre-Français.
Les travestissements, les changements à vue,
Les transformations sont comme une revue
De la garde civique: on les manque toujours.
Les Français, l'Odéon, sont les seules amours
Du machiniste en chef; il a cette coutume
D'étrangler les acteurs en tirant leur costume.
Quelques-uns sont vivants; s'ils en ont réchappé,
C'est que le machiniste une fois s'est trompé,
Et rêvait d'Abufar, qu'il voit chaque dimanche.
C'est un homme d'esprit qui prendra sa revanche.
Enfin, on voit maigrir, comme un corps de ballet,
Des marcheuses, des rats, peuple jaune et fort laid,
Qui n'ont jamais dansé qu'à la Grande-Chartreuse,
Et qui, réjouissant de leur maigreur affreuse
Les lions estompés au cosmétique noir,
Prennent des rendez-vous pour le souper du soir.
Nous qui ne sommes pas danseurs, prenons la fuite.
Allons souper aussi, mon coeur, mais tout de suite,
Et tâchons d'oublier, en buvant de bons vins,
Cet hospice fameux, rival des Quinze-Vingts.Décembre 1845.
L'Amour à ParisFille du grand Daumier ou du sublime Cham,
Toi qui portes du reps et du madapolam,
O Muse de Paris! toi par qui l'on admire
Les peignoirs érudits qui naissent chez Palmyre,
Toi pour qui notre siècle inventa les corsets
A la minute, amour du puff et du succès!
Toi qui chez la comtesse et chez la chambrière
Colportes Marivaux retouché par Barrière,
Précieuse Évohé! chante, après Gavarni,
L'amour et la constance en brodequin verni.
Dans ces pays lointains situés à dix lieues,
Où l'Oise dans la Seine épanche ses eaux bleues,
Parmi ces Saharas récemment découverts,
Quand l'indigène ému voit passer dans nos vers
Ces mots déjà caducs: rat, grisette ou lorette,
Il se cabre, on l'entend fredonner: Turlurette!
Et, l'oeil dans le ciel bleu, ce naturel naïf
Évacue un sonnet imité de Baïf.
Il voit dans le verger qu'il eut en patrimoine
Tourbillonner en choeur les cauchemars d'Antoine;
Le voilà frémissant et rouge comme un coq;
Il rêve, il doute, il songe, et tout son Paul de Kock
Lui revient en mémoire, et, pendant trois semaines,
Fait partir à ses yeux des chandelles romaines
Et dans son coeur troublé met tout en désarroi,
Comme un feu d'artifice à la fête du roi.
La grisette! Il revoit la petite fenêtre.
Les rayons souriants du jour qui vient de naître,
A leur premier réveil, comme un cadre enchanteur,
Dorent les liserons et les pois de senteur.
Une tête charmante, un ange, une vignette
De ce gai reposoir agace la lorgnette.
En voyant de la rue un rire triomphant
Ouvrir des dents de perle, on dirait qu'un enfant
Ou quelque sylphe, épris de leurs touffes écloses,
A fait choir, en jouant, du lait parmi les roses.
Elle va se lacer en chantant sa chanson,
Lisette ou L'Andalouse ou bien Mimi Pinson,
Puis tendre son bas blanc sur sa jambe plus blanche;
Les plis du frais jupon vont embrasser sa hanche
Et cacher cent trésors, et du cachot de grès
La naïade aux yeux bleus glissera sans regrets
Sur sa folle poitrine et sur son col, que baigne
Un doux or délivré des morsures du peigne.
Ce poëme fini, dans un grossier réseau
Elle va becqueter son déjeuner d'oiseau,
Puis, son ouvrage en main, sur sa chaise de paille,
La folle va laisser, tandis qu'elle travaille,
L'aiguille aux dents d'acier mordre ses petits doigts
Et, comme un frais méandre égaré dans les bois,
Elle entrelacera, modeste poésie,
Les fleurs de son caprice et de sa fantaisie.
C'est ce que l'on appelle une brodeuse. Hélas!
Depuis qu'en ses romans, faits pour le doux Hylas,
Paul de Kock embellit, d'une main paternelle,
Cette fleur d'amourette en soulier de prunelle,
Combien ces frais croquis, plus faux que des jetons,
Ont fait dans notre ciel errer de Phaétons!
La grisette, doux rêve! Elle avait ses apôtres,
Balzac et Gavarni mentaient comme les autres;
Mais, un jour, Roqueplan, s'étant mis à l'affût,
Dit un mot de génie, et la Lorette fut!
Hurrah! les Aglaé! les Ida, les charmantes,
En avant! Le champagne a baptisé les mantes!
Déchirons nos gants blancs au seuil de l'Opéra!
Après, la Maison-d'Or! Corinne chantera,
Et puis, nous ferons tous, comme c'est nécessaire,
Des mots qui paraîtront demain dans Le Corsaire!
Des mots tout neufs, si bien arrachés au trépas,
Qu'ils se rendent parfois, mais qu'ils ne meurent pas!
Écoutez Pomaré, reine de la folie,
Qui chante: Un général de l'armée d'Italie!
Ah! bravo! c'est épique, on ne peut le nier.
Quel aplomb! je l'avais entendu l'an dernier.
Vive Laïs! Corinthe existe au sein des Gaules!
Ah! nous avons vraiment les femmes les plus drôles
De Paris! Périclès vit chez nous en exil,
Et nous nous amusons beaucoup. Quelle heure est-il?
Évohé! toi qui sais le fond de ces arcanes,
Depuis la Maison-d'Or jusqu'au bureau des cannes,
Toi qui portas naguère avec assez d'ardeur
Le claque enrubanné du fameux débardeur,
Apparais! Montre-nous, ô femme sibylline,
La pâle Vérité nue et sans crinoline,
Et convaincs une fois les faiseurs de journaux
De complicité vile avec les Oudinots.
Descends jusques au fond de ces hontes immenses
Qui sont le paradis des auteurs de romances,
Dis-nous tous les détours de ces gouffres amers,
Et si la perle en feu rayonne au fond des mers,
Et quels monstres, avec leurs cent gueules ouvertes,
Attendent le nageur tombé dans les eaux vertes.
Mène-nous par la main au fond de ces tombeaux!
Montre ces jeunes corps si pâles et si beaux
D'où la beauté s'enfuit, désespérée et lasse!
Fais-nous voir la misère et l'impudeur sans grâce!
Parcours, en exhalant tes regrets superflus,
Ces beaux temples de l'âme où le dieu ne vit plus,
Sans craindre d'y salir ta cheville nacrée.
Tu peux entrer partout, car la Muse est sacrée.
Mais du moins, Évohé, si la jeune Laïs,
Avec ses cheveux d'or, blonds comme le maïs,
N'enchaîne déjà plus son amant Diogène;
Dans ces murs, d'où s'enfuit l'esprit avec la gêne,
Si leur Alcibiade et leur sage Phryné
Abandonnent déjà ce siècle nouveau-né;
Si dans notre Paris Athènes est bien morte,
Dans les salons dorés où se tient à la porte
La noble Courtoisie, il est plus d'un grand nom
Qui dérobe la grâce et l'esprit de Ninon.
Là, l'amour est un art comme la poésie:
Le Caprice aux yeux verts, la rose Fantaisie
Poussent la blanche nef que guident sur son lac
Anacréon, Ovide et le divin Balzac,
Et mènent sur ces flots, où le doux zéphyr passe,
La Volupté plus belle encore que la Grâce!
O doux mensonge! Avec tes ongles déjà longs,
Tâche d'égratigner la porte des salons,
Et peins-nous, s'il se peut, en paroles courtoises,
Les amours de duchesse et les amours bourgeoises!
Dis l'enfant Chérubin tenant sur ses genoux
Sa marraine aujourd'hui moins sévère; dis-nous
La nouvelle Phryné, lascive et dédaigneuse,
Instruisant les d'Espard après les Maufrigneuse;
Dis-nous les nobles seins que froissent les talons
Des superbes chasseurs choisis pour étalons;
Et comment Messaline, encore extasiée,
Au matin rentre lasse et non rassasiée,
Pâle, essoufflée, en eau, suivant l'ombre du mur,
Tandis que son époux, orateur déjà mûr,
Dans son boudoir de pair désinfecté par l'ambre,
Interpelle un miroir en attendant la Chambre!
Ah! posons nos deux mains sur notre coeur sanglant!
Ce n'est pas sans gémir qu'on cherche, en se troublant,
Quelle plaie ouvre encor, dans l'éternelle Troie,
L'implacable Cypris attachée à sa proie!
Quand il parle d'amour sans pleurer et crier,
Le plus heureux de nous, quel que soit le laurier
Ou le myrte charmant dont sa tête se ceigne,
Sent grincer à son flanc la blessure qui saigne,
Et se plaindre et frémir, avec un ris moqueur,
L'ouragan du passé dans les flots de son coeur!Janvier 1846.
Une Vieille Lune[Moi.]
Chère infidèle! eh bien, qu'êtes-vous devenue?
Depuis quinze grands jours vous n'êtes pas venue!
Chaque nuit, à l'abri du rideau de satin,
Ma bougie en pleurant brûle jusqu'au matin;
Je m'endors sans tenir votre main adorée,
Et lorsque vient l'Aurore en voiture dorée,
Je cherche vainement dans les plis des coussins
Les deux nids parfumés où s'endorment vos seins,
Comme de doux oiseaux sur le marbre des tombes.
Qu'en faisiez-vous là-bas de ces blanches colombes?
Et tu ne m'aimes plus.[Évohé.]
Je vous aime toujours.[Moi.]
Que faisais-tu, rivale en fleur des Pompadours?
Un corset un peu juste, une étroite chaussure
Ont-ils égratigné d'une rose blessure
Tes beaux pieds frissonnants comme des lys pâlis?
Un drap trop dur, froissé par tes ongles polis,
A-t-il enfin meurtri, dans ses neiges tramées,
Ces bijoux rougissants, pareils à des camées?
As-tu brisé ta lyre en chantant Kradoudja?
Ou bien, dans ces doux vers que l'on aimait déjà,
Ta soubrette Cypris a-t-elle, d'aventure,
En te frisant le soir, plié ta chevelure?
As-tu perdu ta voix et ton gazouillement?[Évohé.]
Je suis harmonieuse et belle, ô mon amant!
Le drap tissu de neige et la chaussure noire
N'a pas mordu mes pieds ni mes ongles d'ivoire;
Ma soubrette Cypris, qui m'aime quand je veux,
N'a pas coupé nos vers pour plier mes cheveux;
On admire toujours les cent perles féeriques
Et les purs diamants de mes écrins lyriques:
Les Éros voletants me servent d'échansons,
Et ma lyre d'argent est pleine de chansons.[Moi.]
Pourquoi donc as-tu fui la guerre, qui s'aggrave?
On reprend Abufar et Lucrèce, on te brave!
Pends-toi, grillon! Lucrèce, enfin deux Abufar!
Et ce Bache espagnol ivre de nénuphar,
Damon, ce grand auteur dont la muse civile
Enchanta si longtemps et Lecourt et Clairville,
Est photographié pour ses talents divers.
Le Tarn au loin gémit et demande tes vers.[Évohé.]
N'as-tu donc point appris la fameuse nouvelle
Que l'aveugle Déesse, en enflant sa grande aile,
Emporte aux quatre coins de l'univers connu?[Moi.]
Non.[Évohé.]
Tremblez, terre et cieux! Le maître est revenu.
Némésis-Astronome assemble ses vieux braves,
Barberousse s'abat au milieu des burgraves,
Barthélemy rayonne, allumant son fanal,
Cloué, dernier pamphlet, à son dernier journal!
Sa muse a, réveillant la satire latine,
Comme un Titan vaincu foudroyé Lamartine;
Pareille aux grands parleurs d'Homère et de Hugo,
Des rocs du feuilleton, la dure virago
Sur ce cygne plus doux que les cygnes d'Athènes
Fait couler à grand bruit ces paroles hautaines:
" Rimeur, que viens-tu faire au milieu du forum?
Cet acte audacieux blesse le décorum.
Reste avec tes pareils! Les gens de ta séquelle
Ne sont bons qu'à rimer une ode, telle quelle!
Tu chantes l'avenir! le présent est meilleur.
Ce qui te convenait, ô divin rimailleur,
C'était, ambitieux du laurier de Pindare,
D'aller au mont Horeb pincer de la guitare
Pour ton roi légitime, ou plutôt d'arranger
Des vers de confiseur au Fidèle-Berger.
Mais ta loi sociale est une rocambole,
Et Fourier n'est qu'un âne à côté de Chambolle.
Tombe! et, le front meurtri par mon divin talon,
Souviens-toi désormais d'admirer Odilon. "
Ainsi par ses gros vers, Némésis-Astronome,
Du poëte sacré, déjà plus grand qu'un homme,
A brisé fièrement les efforts superflus.[Moi.]
Tiens! je n'en savais rien.[Évohé.]
Lamartine non plus.
Bois, ô mon jeune amant! les larmes que je pleure.
Si Némésis renaît, il faut donc que je meure?[Moi.]
Ta lèvre a le parfum du rosier d'Orient
Où l'Aurore a caché ses perles en riant;
Cette bouche folâtre est pleine de féeries,
Et, comme un voyageur dans des plaines fleuries,
Mon coeur s'est égaré parmi ses purs contours.[Évohé.]
Si je chantais encor, m'aimeriez-vous toujours?[Moi.]
Eh! que nous fait à nous Némésis-Astronome?
Nous, et Barthélemy que le siècle renomme,
Nous avons deux tréteaux dressés sous le ciel bleu,
Deux magasins d'esprit: le sien ressemble à feu
Le Théâtre-Français; une loque de toile
Y représente Rome ou bien l'Arc-de-l'Étoile,
Au choix. Sur le devant, de lourds alexandrins,
Portant tout le harnois classique sur les reins,
Casaques abricot, casques de tragédie,
Déclament, et s'en vont quand on les congédie:
Ce genre sérieux n'a pas un grand succès;
On y bâille parfois, mais c'est l'esprit français;
Cela craque partout, mais c'est la bonne école,
Et cela tient toujours avec un peu de colle.
Si quelque spectateur pourtant semble fâché,
On lui répond: Voltaire! et le mot est lâché.
Mais nous, nous travaillons pour un peuple folâtre.
En haillons! En plein vent! Nous sommes le théâtre
A quatre sous, un bouge. Aux regards des titis
Nous offrons éléphants, diables et ouistitis:
Dans notre drame bleu, la svelte Colombine
A cent mille oripeaux pour cacher sa débine.
Ses paillettes d'argent et son vieux casaquin
Éblouissent encor ce filou d'Arlequin;
On y mord, et parfois la gorge peu sévère
Sort de la robe, et luit sous les colliers de verre.
Sur ce petit théâtre où le bon goût n'est pas,
L'invincible Pierrot se démène à grands pas;
Et quand le vieux Cassandre y passe à l'étourdie,
Au lieu de feindre un peu, comme la Tragédie,
De percer d'un poignard ce farouche barbon,
Il lui donne des coups de trique, pour de bon!
Sur cette heureuse scène, on voit le saut de carpe
Après le saut du sourd; et Rose, sans écharpe,
S'y montre à ce public trois fois intelligent,
Faisant la crapaudine au fond d'un plat d'argent.
La fée Azur, tenant le diable par les cornes,
Y court dans son char d'or attelé de licornes;
L'ange y dévore en scène un cervelas; des feux
De Bengale, des feux charmants, roses et bleus,
Embrasent de rayons cette aimable folie,
Et l'on y voit passer Rosalinde et Célie![Évohé.]
Eh bien! donc, à vos rangs, Guignols et Bilboquets!
Ouvrons la grande porte! allumons les quinquets!
Mets ton collier de strass, reine de Trébizonde!
Entrez, entrez, messieurs! Entrez! suivez le monde!
Hurrah, la grosse caisse, en avant! Patapoum!
Zizi, boumboum! Zizi, boumboum! Zizi, boumboum!
Venez voir Colombine et le Génie, ou l'Hydre
En mal d'enfant! Orgeat, de la bière, du cidre!Février 1846.
Préface
LES FOLIES-NOUVELLES Élite du monde élégant,
Qui fuis le boulevard de Gand,
O troupe élue,
Pour nous suivre sur ce tréteau
Où plane l'esprit de Wateau,
Je te salue!Te voilà! Nous pouvons encor
Te dévider tout le fil d'or
De la bobine!
En un rêve matériel,
Nous te montrerons Ariel
Et Colombine.Dans notre parc aérien
S'agite un monde qui n'a rien
Su de morose:
Bouffons que l'Amour, pour son jeu,
Vêtit de satin rayé, feu,
Bleu-ciel et rose!Notre poëme fanfaron,
Qui dans le pays d'Obéron
Toujours s'égare,
N'est pas plus compliqué vraiment
Que ce que l'on songe en fumant
Un bon cigare.Tu jugeras notre savoir
Tout à l'heure, quand tu vas voir
La pantomime.
Je suis sûr que l'Eldorado
Où te conduira Durandeau
Sera sublime.Car notre Thalie aux yeux verts,
Qui ne se donne pas des airs
De pédagogue,
A tout Golconde en ses écrins:
Seulement, cher public, je crains
Pour son prologue!Oui! moi qui rêve sous les cieux,
Je fus sans doute audacieux
En mon délire,
D'oser dire à l'ami Pierrot:
Tu seras valet de Marot,
Porte ma lyre!Mais, excusant ma privauté,
N'ai-je pas là, pour le côté
Métaphysique,
Paul, que Molière eût observé?
Puis voici Kelm, et puis Hervé
Fait la musique!Berthe, Lebreton, Mélina,
Avec Suzanne Senn, qui n'a
Rien de terrestre,
Dansent au fond de mon jardin
Parmi les fleurs, et Bernardin
Conduit l'orchestre!Écoute Louisa Melvil!
N'est-ce pas un ange en exil
Que l'on devine
Sous les plis du crêpe flottant,
Lorsqu'elle chante et qu'on entend
Sa voix divine?Ravit-elle pas, front vermeil,
Avec ses cheveux de soleil
Lissés en onde,
Le paysage triomphant,
Belle comme Diane enfant,
Et blanche! et blonde!Pour ces accords et pour ces voix,
Pour ces fillettes que tu vois,
Foule choisie,
Briller en leur verte saveur,
Daigne accueillir avec faveur
Ma poésie!Car, sinon mes vers, peu vantés!
Du moins tous ces fronts inventés
Avec finesse,
Comme en un miroir vif et clair,
Te feront entrevoir l'éclair
De la jeunesse!Octobre 1854.
Les Folies-NouvellesLa scène est au petit spectacle de mon ami Pierrot, 41, boulevard du Temple, le
samedi 21 octobre 1854, jour de l'ouverture. Le théâtre représente un décor: un jardin
de Wateau, peint par Cambon. Au lever du rideau, la scène est vide.
On entend dans la coulisse le bruit d'un corps qui tombe par terre, puis des cris de détresse.
Arrive un homme chiffonné, aveuglé, couvert de plâtre, avec un chapeau bossué: c'est le
Bourgeois.
Scène première
[Un Bourgeois.]
Au meurtre! épargnez un bourgeois!
(Voyant que personne ne le poursuit, il se rassure
un peu, se tâte, examine ses vêtements d'un air piteux,
et continue.)
J'ai donné contre
Un mur, et j'ai cassé le verre de ma montre!
Mon chapeau défoncé s'est tout aplati sur
Ma tête. C'en est fait, je suis mort, à coup sûr!
Non, je ne suis pas mort, mais je suis plein de plâtre.
Où suis-je? C'est l'enfer, ou bien c'est un théâtre!
Oui, voilà des décors. Que c'est vilain de près!
Un ancien a raison de dire en mots exprès
Que, même à soixante ans, un homme n'est pas sage![Au public, confidentiellement.]
Je crois sans plus d'affaire enfiler un passage
(Je venais de dîner au prochain restaurant);
J'entre, je m'aplatis le nez contre un torrent!
Je crève une forêt, et ma jambe, qu'attrape
Un câble, s'engloutit dans le trou d'une trappe!
Mon père l'exprimait judicieusement:
" Quoiqu'on y voie, avec leur sourire charmant,
Des femmes aux regards célestes, aux cous lisses,
On ne se saurait trop méfier des coulisses:
On peut trop aisément s'y faire estropier! "[Apercevant la salle.]
Mais je n'avais pas vu cela! Sac à papier!
Le bel endroit! Quelle est cette superbe salle?
Quel luxe! Ma surprise est vraiment colossale!
Je ne reconnais rien du tout; pourtant je sais
Qu'ici je ne suis pas au Théâtre-Français!
S'il passait dans ces lieux, où le hasard m'amène,[En Prudhomme.]
Quelque acteur, un suppôt de l'art de Melpomène,
Je saurais si ces murs, qui n'ont rien de mesquin,
Abritent le cothurne ou bien le brodequin!
Et je lui parlerais sans terreur, d'un ton mâle![Apercevant Pierrot, qui paraît au fond.]
Justement, j'en vois un qui vient. Comme il est pâle!
On dirait un malade, avec son blanc sarrot!
Scène II
Le Bourgeois, Pierrot.
[Le Bourgeois, à Pierrot, qui s'est avancé, avec intérêt.]
Monsieur est souffrant?
(Pierrot exprime que non.)
Non! tant mieux.
(Pierrot montre au bourgeois un écriteau avec ces mots:
Je suis Pierrot.)[Le Bourgeois, lisant l'écriteau.]
" Je suis Pierrot! "(Avec admiration.)
Il est Pierrot! Dieux! c'est ici que Pierrot loge!
Il est Pierrot!(A Pierrot.)
Monsieur, cela fait votre éloge.
(Monsieur, mime Pierrot, Vous êtes trop bon, et vous
êtes même joli, pour un birbe accablé de caducité.)Vous dites que je suis joli pour un barbon,
Et que je suis trop bon! Je ne suis pas trop bon,
Car votre accueil m'enchante, et, depuis ma naissance,
Je désirais l'honneur de votre connaissance!
Pierrot s'incline et exprime qu'il est flatté de ce compliment.
Et... vous ne parlez pas?(Pierrot fait signe que non.)
Non? Les gens bienséants
Parlent fort peu!(Changeant la conversation.)
Quelle est la muse de céans?
(Pierrot exprime que c'est la Folie.)
La Folie? Ah! vraiment! Votre salle est divine!
Son aspect est gai comme un pinson!(Pierrot exprime qu'elle dépasse toutes les merveilles
du monde, et que Louis XIV lui-même, bien qu'il ressemblât
au Soleil, n'en avait pas de plus splendide.)Je devine.
Vous me dites que, même au temps du roi Louis,
Rien d'aussi magnifique aux regards éblouis
Ne parut!(Pierrot exprime qu'il a fallu dépenser des capitaux
considérables pour arriver à construire un pareil
édifice.)Ah! fort bien! Je vous entends. Nous sommes
D'accord. Il a fallu donner de fortes sommes
Pour la faire, éventrer d'énormes galions,
Et mettre des ducats dessus des millions!(Pierrot exprime que c'est bien cela et que le Bourgeois
ne se trompe pas.)Quel genre voulez-vous jouer? La tragédie?
C'est un genre français, excellent quoi qu'on die!(Pierrot fait la parodie d'un acteur tragique, puis
il dit que, malgré toute sa sympathie pour la haute
littérature, il ne croit pas devoir s'y consacrer.)Non! le drame?
(Pierrot fait la parodie d'un acteur de drame. Il se
promène à grands pas. O ciel! dit-il, où peut être ma
fille! A ce moment le Bourgeois tire sa tabatière pour
prendre une prise. Pierrot lui prend sa tabatière. Oh!
dit-il, cette petite croix d'or! Mais alors tu es ma
fille! Je suis ta mère! C'est superbe, ajoute Pierrot,
mais je ne veux pas de cela non plus, je préfère des
comédies plus gaies.)Non plus?
(Ma foi non, dit Pierrot.)
Ah! vous ne voulez pas
Marcher toujours en deux, fendu comme un compas,
Et faire trembler tout, jusques à la Bastille,
Pour crier à la fin: " Ciel! ma mère! ma fille! "(Ma foi non, dit Pierrot.)
Le vaudeville?
(Pierrot en riant fait signe que non.)
Non! vous avez trop d'esprit.
(A Pierrot, avec les ménagements qu'on emploie auprès
d'une personne à qui l'on veut dire quelque chose de
désagréable.)Cher monsieur Pierrot, nul jamais ne vous comprit
Aussi bien que je fais, grâce au style, sublime
Et touchant à la fois, de votre pantomime.
Mais,
(Avec hésitation.)
quoiqu'elle me rende extrêmement content,
Ne pourrais-je causer avec quelque habitant
De ce petit endroit cher à la fantaisie,
En simple prose, ou même en simple poésie?(Ah! dit Pierrot, c'est très facile, j'ai votre affaire.
Il va à une coulisse et semble appeler familièrement
quelqu'un. Aussitôt paraît le Lutin des Folies-Nouvelles,
cheveux au vent couleur d'or, regard et sourire extasiés,
personnification de ce qu'ont de plus adorable le Caprice
et la Fantaisie.)[Le Bourgeois, apercevant le Lutin.]
Mais quel est cet éclair en habit de gala?
Comme je clorais bien avec ce démon-là
Le chapitre éternel de mes mélancolies!
Oui, qu'est-il?
Scène III
Le Bourgeois, Pierrot, Le Lutin.
[Le Lutin.]
Moi? Je suis le Lutin des Folies
Nouvelles! me voilà! tâchons de vivre encor!
Voyez mes grands cheveux faits de lumière et d'or!
Et mes yeux! des tisons d'enfer! Voyez mes lèvres
Où l'amour et la lyre ont mis toutes leurs fièvres!
Mes joyaux! mes habits où ruissellent des fleurs!
Pleurez-vous, cher monsieur? je viens sécher les pleurs!
Écoutez mes chansons de danseuse bohème!
Et, surtout, aimez-moi d'abord: je veux qu'on m'aime!
Laissez-moi folâtrer, bacchante, avec mes soeurs,
Et je vous verserai ce vin, cher aux penseurs
Saintement couronnés de raisins et de lierre,
Dont s'enivrait Lesage et que goûtait Molière!(C'est une idée, dit Pierrot. Et il va chercher au
fond du théâtre une table sur laquelle sont placés
un broc et des verres.)[Le Bourgeois.]
Buvons-en! buvons-en beaucoup!
[Le Lutin, élevant son verre plein de vin.]
A ta santé,
O Bourgeois, cher public, d'un sourire enchanté!
Toi qui de me comprendre es encore seul digne!
Toi qui rêves, poëte, accoudé sous ma vigne!
Préfère mes rosiers à la blancheur des lys!
J'ai réjoui ton père et je berce ton fils!
Aime-moi chancelante, et pourtant sérieuse!
Je suis la Farce antique, immortelle et joyeuse!
Et tous mes serviteurs furent tes échansons.
Trinquons! Au vin de France[Le Bourgeois.]
Au franc rire!
[Le Lutin.]
Aux chansons!(Elle chante, en tendant son verre à Pierrot, qui lui
verse du vin.)Chanson
I
Au fond du vin se cache une âme!
Pierrot, dans le cristal vermeil
Verse-moi la liqueur de flamme:
C'est le printemps, c'est le soleil!
Elle enivre notre souffrance
Sur cette terre où nous passons!
Amis! vivent les vins de France
Et le délire des chansons!II
Avec leur parure choisie,
Avec leurs beaux fronts empourprés,
La Musique et la Poésie
Sortiront de ces flots sacrés.
La Joie et la blonde Espérance
Les versent à leurs nourrissons!
Amis! vivent les vins de France
Et le délire des chansons!(Après le premier couplet, le Bourgeois transporté a tendu son
verre à Pierrot; mais celui-ci, trop occupé à écouter, a oublié
d'y rien verser. Après le second couplet, le Bourgeois tend
encore son verre. Cette fois Pierrot le remplit de vin avec
empressement; mais, dans son enthousiasme, il le vide lui-même,
au grand désappointement du Bourgeois.)[Le Bourgeois, au Lutin.]
Lutin, je vous adore!
[A Pierrot.]
Allons, je suis fou d'elle!
[Cherchant à rassembler ses souvenirs, au Lutin.]
Pourtant, si ma mémoire est encore fidèle,
Vous n'aviez pas jadis cet habit provocant!
Je vous voyais, c'était... non, je ne sais plus quand,
Dans de grands corridors, mais longs de plusieurs aunes!
Votre robe était verte, avec des rubans jaunes!
Et puis vos matelas n'étaient pas bien cardés![Le Lutin, souriant.]
Ah! ma mère! la salle ancienne! Regardez.
(On voit entrer une grande femme, dont le costume de Folie,
vert et jaune, rappelle l'ancienne décoration des Folies- Concertantes.)
Scène IV
Le Bourgeois, Pierrot, Le Lutin, L'Ancienne Salle.
Chanson
(L'Ancienne Salle.)
I
Non, messieurs, sur ma parole,
Je n'étais pas belle, mais
Aussi comme j'étais folle!
Le jupon troussé, j'aimais
Le rire et la gaudriole!
Je chantais Sancho Pança![Le Bourgeois.]
Oui, je me souviens de ça!
[L'Ancienne Salle.]
Avec une gaieté rare
Alors je vous amusais,
Puis je grattais ma guitare
Et je disais... je disais...:
Digue, digue, don.(Refrain dont l'acteur Kelm a le secret.)
II
[L'Ancienne Salle.]
J'avais encor la voix nette,
Les yeux d'étincelles pleins;
Et je jetais ma cornette
Par-dessus tous les moulins,
Et jamais marionnette
Plus haut ne se trémoussa![Le Bourgeois.]
Oui, je me souviens de ça!
[L'Ancienne Salle.]
Avec une gaieté rare
Alors je vous amusais,
Puis je grattais ma guitare,
Et je disais... je disais:
Digue, digue, don.(Refrain de Kelm.)
[Le Lutin, au Bourgeois.]
Eh bien, que dites-vous de sa voix?
[Le Bourgeois.]
Fort touchante.
Pour moi, sac à papier! j'aime ce qu'elle chante!
Oui, cette ancienne salle a vraiment l'air ouvert!
Mais, ma foi! son costume est trop jaune et trop vert!(Avec galanterie au Lutin.)
Quoiqu'elle vaille moins que ce qu'elle dérobe,
Mon cher petit démon, j'aime mieux votre robe![Le Lutin, montrant l'Ancienne Salle.]
Eh! qu'importe? elle a su venir au bon moment!
Mais je parais, et d'elle il reste seulement,
Voyez! cet art bouffon qui fit sa jeune gloire!(Sur le mot voyez, un changement de costume s'exécute à vue.
Le personnage représentant l'ancienne salle des Folies-
Concertantes disparaît, et laisse voir à sa place un comédien
vêtu d'un splendide costume bouffon.)[Le Comédien bouffon.]
Oui, c'est moi, me voilà! Vous savez mon histoire.
Je naquis près des Dieux antiques, mes voisins,
Sur un lourd chariot couronné de raisins!
Puis, sur tous les tréteaux et sur toutes les planches
J'ai fustigé le vent de mon rire aux dents blanches!
En lançant comme dit Hamlet: " des mots, des mots! "
J'ai distrait quelquefois le passant de ses maux!
Polichinelle et clown, j'ai su, qu'on s'en souvienne,
Joindre à l'humour anglais la verve italienne!
J'aurai fini ma tâche et rempli mon devoir,
Si vous voulez aussi vous égayer à voir,
Au bruit de la crécelle et du tambour de basque,
Frissonner ma crinière et grimacer mon masque!
Cherchez-vous la maison de Scapin? c'est ici!
Et les enfants seront les bienvenus aussi!
O gaieté! dans ce temple heureux où tu t'installes,
Nous avons peint des fleurs et rembourré des stalles!(Au public, avec conviction.)
Messieurs, sur ces dossiers vraiment miraculeux,
Vous pourrez à loisir rêver des pays bleus!
Ces frêles ornements, ces riches arabesques,
Où court la fantaisie en dessins pittoresques,
Trahissent le cachet de leur peintre, qu'en bon
Français il faut nommer...[Le Bourgeois.]
Il faut nommer...
[Le Comédien bouffon.]
Cambon!
Craignez-vous que jamais le bon goût ne rature
Ces chefs-d'oeuvre?[Le Bourgeois.]
Parlons un peu littérature.
[Le Comédien bouffon.]
Nos acteurs?
(Chacun des personnages qu'il nomme tour à tour entre en
scène à mesure que son nom est prononcé; puis tous finissent
par former un tableau d'un aspect bouffon et poétique.)Ils mettront la critique aux abois.
Quoiqu'ils soient si jolis, ils ne sont pas de bois!
Voyez! c'est Arlequin avec sa Colombine,
Ce joli couple en qui le poëte combine
L'âme avec le bonheur se cherchant tour à tour,
Et l'idéal avide, en quête de l'amour!
Voici Léandre encor, voici Polichinelle,
Un gaillard vicieux comme la Tour de Nesle!
Et le plus grand de tous, calme comme un Romain,
Le plus spirituel, le plus vraiment humain,
Formidable, et toujours plus grand que sa fortune,
Mon cher ami Pierrot, le cousin de la lune!
Isabelle! oiseau bleu qui chante en sa prison!
Et Cassandre tremblant, sot comme la raison![Le Bourgeois]
Et que racontent-ils?
[Le Lutin]
Une histoire profonde,
Toujours vieille et toujours jeune, comme le monde!
Colombine, cet ange au souple casaquin,
A laissé ramasser son coeur par Arlequin,
Un don Juan de hasard, qui, gracieux et leste,
Fait chatoyer sur lui tout l'arc-en-ciel céleste!
Restez, dit la Raison; fuyez, leur dit l'Amour!
Par les champs d'épis mûrs, baignés des feux du jour,
Par les noires forêts, par l'azur des grands fleuves,
Ils vont! Mais soutenus dans toutes ces épreuves,
Le feuillage s'éclaire au bruit de leurs chansons;
Un repas sort pour eux du milieu des buissons;
Sur leurs pas, que dans l'air suivent des harmonies,
Des barques et des chars, poussés par les génies,
Leur offrent un abri sous des voiles flottants,
Et tout leur réussit, parce qu'ils ont vingt ans!Chanson
I
Ce roman-là, c'est la vie!
Que, sous le manteau des bois,
L'âme et la lèvre ravie
Vont épeler à la fois!
Dans leur humeur vagabonde,
Barbe grise et tête blonde
Le poursuivent tour à tour!
Il n'est qu'une histoire au monde,
C'est l'histoire de l'amour.II
Beau pays de la féerie,
Que nul encor n'a trouvé,
Doux Éden, terre fleurie,
Au moins nous t'avons rêvé!
O mes soeurs, ô filles d'Ève,
Lorsqu'en mai frémit la sève,
Quand le ciel sourit au jour,
Pour nous il n'est qu'un beau rêve,
C'est le rêve de l'amour!III
L'un sur sa lyre d'ivoire,
Sous les feux de l'Orient,
Dit en vers sacrés la gloire
Et son laurier verdoyant.
Sous la pourpre ou la dentelle,
L'autre chante, ô Praxitèle,
Ta déesse au fier contour;
Mais la chanson immortelle,
C'est la chanson de l'amour.[Le Bourgeois.]
C'est parfait!
[Le Comédien bouffon.]
Cependant Cassandre avec Léandre
Les poursuivent. Mais quoi! le beau-père et le gendre
Se déchirent la jambe à tous les traquenards!
Tantôt on les fusille ainsi que des renards:
Ils se battent entre eux. L'un crie: On m'assassine!
Pour l'autre, le bon vin se change en médecine.
Cent mille soufflets, l'un sur l'autre copiés,
Alternent sans relâche avec les coups de pieds.
Veulent-ils lire? on voit se hausser la chandelle,
Qui revient, si plus tard on n'a plus besoin d'elle.
Et, tandis que Léandre a gâté son pourpoint,
Et que le vieux barbon, toujours plus mal en point,
Est rossé par le diable et par son domestique,
Les amoureux, ravis au pays fantastique,
S'enivrent dans les bois des senteurs du printemps,
Et tout leur réussit, parce qu'ils ont vingt ans![Le Lutin.]
Grâce à la Fée, un jour, après tous ces longs jeûnes,
Les voilà mariés! ils sont beaux, ils sont jeunes!
Sous un soleil tournant qui brille à ciel ouvert,
Dans un palais orné de paillon rouge et vert,
On les unit, et l'air, rempli d'apothéoses,
Se teint de fleur de soufre, et d'azur, et de roses![Le Comédien bouffon.]
Pendant tout ce temps-là, doux, pensif et railleur,
Dérobant tout, mangeant et buvant du meilleur,
Et ne s'intéressant à rien, comme les sages,
Pierrot s'est promené parmi les paysages,
Sans même seulement vouloir tourner les yeux
Vers la Fée au char d'or, qui s'enfuit dans les cieux!
Paresseux et gourmand, voilà dans quelle étoffe
Le gaillard est taillé![Le Bourgeois.]
C'est un grand philosophe!
Et j'aime le roman que vous m'avez conté.[Le Comédien bouffon, au Lutin.]
C'est le plus beau de tous, il n'est pas dégoûté!
Au Bourgeois, en lui montrant le groupe des danseuses.
Voulez-vous voir aussi nos nymphes bocagères
Et le choeur bondissant de nos danses légères?
Vous avouerez qu'auprès de nous Vestris marchait!(Aux danseuses, avec l'intonation consacrée.)
Que la fête commence!
(Aux musiciens de l'orchestre.)
Hé! messieurs de l'archet!
Ce petit monde-là n'attend qu'une cadence;(Au Bourgeois et au public.)
Car pour vous réjouir tout cela chante et danse.
Nous possédons au moins soixante-treize Elssler.[Le Bourgeois.]
Soixante-treize?
[Le Comédien bouffon.]
Au moins! vous les verrez en l'air.
[Le Bourgeois.]
Devant mes yeux charmés quand vont-elles s'ébattre?
[Le Comédien bouffon.]
Demain! En attendant, en voici toujours quatre!
[Le Bourgeois.]
Voyons.
(Les danseuses exécutent un pas éblouissant de délire et
de " réalisme. ")[Le Bourgeois, au Comédien bouffon.]
Sac à papier! je crois qu'une Péri,
A vouloir devancer leurs ailes, eût péri!
C'est divin! fougue ardente et grâce printanière!(A Pierrot.)
Mais que faisiez-vous donc à la saison dernière,
Mon ami? Tâchiez-vous d'instruire en badinant?(Pierrot exprime qu'il n'a jamais songé à cela.
Ce que nous faisions? dit-il, nous dansions.)[Le Bourgeois.]
J'en suis fort aise! Eh bien, chantez donc, maintenant!
[Le Comédien bouffon.]
Demandez, faites-vous servir! musette ou lyre!
Romance tendre ou bien séguédille en délire!
La ballade allemande ou les airs espagnols,
A votre choix!(Montrant le Lutin.)
Voilà le nid des rossignols!
(Le Bourgeois emprunte à son tour le langage de la mimique,
et exprime que, comme toujours, il sera fort heureux de se
contenter avec ce qu'on lui donnera.)Chanson
[Le Lutin.]
C'est ici que l'on oublie
La pâle Mélancolie:
Nous nous appelons Folie,
C'est ici qu'on rit encor!
Accueillez nos babioles,
Laissez nos danses frivoles
Éveiller les chansons folles
Avec leurs clochettes d'or![Le Comédien bouffon.]
Ah! souriez-nous! Le cuivre
N'empêchera pas de suivre
Notre chant de bonheur ivre!
Nos habits sont tout luisants;
Suivant la façon commune,
Nos poëtes sans fortune
Rêvent au clair de la lune,
Nos danseuses ont seize ans!(Tous les personnages et funambules forment des groupes, autour
desquels court une danse ivre de joie. La farce est jouée.)
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